Habiter Apprivoiser ses appareils domestiques

Apprivoiser ses appareils domestiques

Article issu de l'ouvrage Apprendre à habiter, tâtonnements et ajustements : les aventures du quotidien, 2023


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«Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?», s’interrogeait Alphonse de Lamartine. La réponse est oui, à propos des lave-linge, robots de cuisine, rape-tout et autres appareils techniques domestiques qui nous facilitent la vie tout en la compliquant, poussant leurs infortunés propriétaires à des stratégies pour s’en désaliéner. Julie Gayral, designeuse, Émile Hooge, prospectiviste, et Benjamin Pradel, sociologue, sont allés creuser chez des particuliers volontaires cette drôle de relation que nous entretenons parfois avec nos appareils ménagers : promesses de bonheur souvent non tenues, ou au prix d’un casse-tête stressant pour les apprivoiser, alors qu’on peut si bien faire à la main.

En faisant l’hypothèse que les appareils domestiques ont beau libérer l’habitant, ils ont d’autres effets sur lui, les chercheurs ont rencontré une douzaine de personnes, de 38 à 74 ans, vivant à la campagne ou en ville, seuls ou en famille, dans un appartement ou une maison, dans une démarche collaborative : « Nous avons enquêté avec eux plutôt que sur eux, précise Julie Gayral. Notre intention était de comprendre la manière dont ces habitants utilisent (ou pas) les appareils automatiques dans leur logement et ce qui motive leurs comportements. »

Chemin faisant, ils ont identifié quatre figures. Les deux premières sont bien repérées : l’habitant asservi par les tâches domestiques car il ne possède pas d’appareils automatiques pour les réaliser à sa place et l’habitant libéré qui délègue l’accomplissement de tâches ou la répétition de gestes domestiques à ces machines. Mais ils nuancent immédiatement le portrait : la technologie n’est pas systématiquement libératrice et beaucoup cherchent à reprendre la main. S’ajoutent ainsi deux autres couples associant une figure d’habitant et son rapport aux appareils : l’habitant émancipé domestique ses appareils, en prend soin et les répare quand ils tombent en panne, tandis que l’habitant frugal s’en passe, en limite les utilisations ou les oublie au fond d’un placard.
Ces quatre types ne sont pas le portrait de personnes réelles mais ils illustrent la variété de relations que chacun entretient en alternance, plus souvent qu’à son tour, avec ces ustensiles technologiques. Une habitante a choisi de tout automatiser à la maison, sauf la vaisselle, qu’elle prend un réel plaisir à faire à la main. Un autre ne mettra la main à la pâte que pendant ses vacances, confiant la cuisine du quotidien à un robot-cuiseur, tout en passant son week-end à réparer son lave-linge en panne. Le premier type, celui de l’asservi par l’absence d’appareils, relève de la contrainte socio-économique, il est présent dans les souvenirs de certains enquêtés. Le second, la délégation aux appareils par l’habitant, relève d’une acception banale de la société de consommation mais n’empêche pas des postures réflexives : ne pas tout déléguer, interpréter les fonctions, conjuguer appareils et tours demain. Les deux suivants, l’émancipé et le frugal, ont particulièrement attiré l’attention des chercheurs en ce qu’ils reprennent en main les appareils et les tâches domestiques et « construisent un rapport actif à l’habiter et à l’habitat».

L’appareil comme un animal de compagnie

Pour explorer ces deux notions, les chercheurs font appel aux sciences animales. Ils nomment domestication la relation émancipée d’un habitant avec ses objets techniques et féralisation la relation frugale avec ces objets. Ce terme de féralisation désigne à l’origine le retour à l’état sauvage d’un animal domestique, libéré volontairement par l’humain ou échappé de son enclos. Par analogie, il désigne ici une relation distante, voire méfiante, avec les appareils. L’une veut absolument râper ses carottes à la main, alors qu’elle a rangé quelque part un robot multi fonction parce qu’elle n’a pas pu domestiquer la machine, trop perfectionnée à son goût et compliquée à nettoyer. L’autre utilise partiellement son ThermomixTM (robot ménager multifonction), seulement comme balance, alors qu’il promet un gain de temps dans la confection de gâteaux et autre pot-au-feu. Anne-Marie déclare par exemple : « Je n’ai pas de robots ménagers. J’aime bien faire. […] Et ça sert à quoi de faire une recette ? Quel plaisir tu prends, si ce n’est le fait que c’est la garantie de la sécuriser ? Mais finalement, l’avantage, c’est aussi la garantie que parfois, tu la rates. Et c’est ça qui fait que c’est plutôt pas mal de faire les choses. »

Des tâches pas si subalternes

Cette reprise en mains est indéniablement motivée par la construction d’une autre façon de vivre : « C’est l’espace et le temps de sa vie que l’habitant cherche à maîtriser. […] Le plaisir pris à la domestication ou à la féralisation de certains appareils dans des domaines d’activités divers est un fort moteur de l’action qui permet de construire un espace-temps confortable, maîtrisé et partagé », s’enthousiasment les chercheurs. Une habitante, Sylvie, leur a expliqué : « Je prends le temps de chercher mon truc. Il faut que je
comprenne le système. Je me fais expliquer, je discute et je choisis. Pour la hotte par exemple qu’il n’y ait pas 36 machins à régler ou qu’il faut programmer. J’appuie, point. C’est tout. » Au contraire de la « libération de la ménagère » promue par les fabricants, qui délègue au robot des tâches réputées subalternes, ces habitants-là se (ré)investissent chez eux dans un faire soi-même très valorisant ou en incorporant les appareils à leur intimité. Ainsi la domestication passe par la compréhension, la réparation et le soin.

Le rapport à certains appareils est distancé : ils sont là, déjà-là dans une cuisine aménagée par le précédent occupant, ou arrivés sans qu’on le décide, par le biais d’un don familial ou même « tout seuls » dit Brigitte. Ceux-ci sont gardés, mais à l’écart, « observés tel un animal étrange » ou même redécouverts à l’occasion de la visite des chercheurs. Patrick a une bouilloire électrique héritée par sa femme, mais il la juge de qualité médiocre et trop perfectionnée, il ne l’a jamais mise en fonctionnement : « Je ne sais pas quel âge elle a cette bouilloire, mais ça doit fonctionner. Elle est de quelle année… ce n’est pas marqué. Mais pareil, tu vois, fabriqué en Chine, tu vois. On ne l’utilisera que si l’autre nous lâche un jour. »

Ma bouilloire et moi

Décidée à faire elle-même l’expérience de la domestication, Julie Gayral s’est rendue à l’Atelier Soudé, un repair café situé dans le 7e arrondissement de Lyon, une bouilloire électrique en panne dans sa besace. «Elle a fait l’objet de manipulations diverses, d’observations et considérations collectives concertées, d’un nettoyage en profondeur après que sa coque ait été triturée puis finalement cassée – impossible d’entrer dans le système sans percer… Et s’est remise à fonctionner ! » Mais l’objet est dorénavant affublé de chatterton pour faire tenir une coque trouée. Sa bouilloire est devenue moche, si moche que le conjoint de Julie lui suggère tous les jours de s’en séparer. Or, elle y tient, d’autant plus que bouilloire et propriétaire ont vécu ensemble cette improbable réparation dans un endroit attachant où elle a fait d’agréables et enrichissantes rencontres. « Je dirais que 70 % de notre public sont des gens engagés sur l’écologie, pour moins jeter par exemple. 30 % viennent plutôt pour les économies, parce qu’ils n’ont pas les moyens. Après ce sont souvent des petits électroménagers du quotidien : des grille-pain, des bouilloires, des téléphones, etc. », raconte Hervé, bénévole à l’Atelier soudé.
Association loi 1901 créée fin 2015, l’Atelier soudé lutte contre l’obsolescence programmée et les déchets électroniques et milite en faveur de la réappropriation de nos appareils électroniques. Initialement localisé dans un garage, il propose aujourd’hui des ateliers de réparations électroniques participatifs sur cinq sites, mais se délocalise aussi ponctuellement dans des centres sociaux et maisons des jeunes et de la culture. Aux ateliers de co-réparation se sont ajoutés des ateliers créatifs, du co-racommodage vestimentaire, des animations pour l’éducation à l’environnement et au développement durable, des séances de reconditionnement informatique et d’initiation aux logiciels libres, des sessions de formation/vulgarisation à l’électronique, etc.

Mieux habiter le monde

Plus de confort pour moins d’effort : les promesses de la société de consommation ne sont pas toujours tenues, parce qu’à un effort moindre correspond souvent une difficulté d’acclimatation au fonctionnement de l’ustensile auxiliaire. Féralisation et domestication viennent alors comme en réaction : pour être moins esclave d’objets pas si utiles que cela ou pour reprendre le pouvoir sur une technologie envahissante. Alors, on répare. On favorise la sobriété face à la culture du toujours plus qui devient trop. On fait soi-même, réenchantant la domesticité. On réinvestit le temps du comprendre et du faire soi-même. Et on habite mieux le monde concluent les chercheurs.

L’ouvrage Apprendre à habiter est disponible sur ce site dans son intégralité.

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