Habiter Chez-soi Les pratiques professionnelles, une épreuve pour le chez-soi
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Les pratiques professionnelles, une épreuve pour le chez-soi

Entretien avec Bernard Ennuyer, sociologue et Mélanie Lépori, démographe


Entretien

Des soignants·es, aides ménagers·ères, architectes, plombiers·ères, etc. interviennent chez des personnes malades, âgées ou en situation de handicap.  Souvent sans faire cas de ce que « chez-soi » veut dire ou sans avoir réfléchi à la notion. Bernard Ennuyer, sociologue et ancien directeur d’un service associatif d’aide et de soins à domicile, et Pascal Dreyer, coordinateur de Leroy Merlin Source, ont enquêté. Cela pour aboutir à l’ouvrage collectif Le chez-soi à l’épreuve des pratiques professionnelles (acteurs de l’habitat et de l’aide à domicile) publié aux éditions Chronique Sociale en juin 2017.

Sous leur direction, l’enquête restitue un travail de recherche conduit entre 2014 et 2017 au sein de Leroy Merlin Source. Mélanie Lépori (1) et Sophie Pennec (2), démographes y ont collaboré. À travers l’exploration du chez-soi par les yeux des professionnels, ils ont mis à jour une réalité complexe. Celle-ci, nouant des dimensions personnelles et collectives, spatiales et temporelles, sociales, culturelles et politiques, etc. tout autant qu’un espace psychique. Un terme certes utile, mais à manier avec précaution. Car il renvoie à des expériences et à des modes d’habiter irréductibles à toute généralisation.

Un travail déjà amorcé

En 2006, Pascal Dreyer et Bernard Ennuyer cherchent à préciser la notion de chez-soi avec l’aide d’un philosophe et d’un anthropologue. Puis ils rédigent un document de quatre pages reprenant leurs points de vue respectifs sur cette notion. Poursuivant leur travail, ils constatent fréquemment que les professionnels de l’habitat au sens large utilisent le terme « chez-soi » en lieu et place des termes « logement » ou « domicile ». De plus, ils associent des réalités pourtant distinctes dans les pratiques professionnelles et la vie des habitants.

Huit ans plus tard, ils ont mené une recherche résolument itérative, passant du quantitatif au qualitatif, en trois phases. Tout d’abord, une enquête exploratoire qualitative auprès d’une vingtaine de professionnels membres du réseau Leroy Merlin Source. Ensuite, un questionnaire en ligne intitulé « Représentations personnelles et professionnelles du chez-soi », auquel ont répondu 521 personnes. Enfin, un approfondissement sous la forme d’entretiens semi-directifs auprès de quinze répondants au questionnaire. Ces derniers ont été choisis pour leur diversité et l’intérêt manifesté pour cette notion de chez-soi. La première phase a permis de recueillir des mots, des ressentis, des images, des photos évoquant leur(s) vision(s) de cette notion de chez-soi. La deuxième a été traitée statistiquement, mais aussi sous la forme de « nuages de mots » familiers aux sites web d’aujourd’hui. Quant à la troisième, elle a donné l’occasion à des professionnels du bâtiment, de la grande distribution, de la sécurité des biens et des personnes, du financement de l’habitat, ou encore du champ de l’aide aux personnes en situation de handicap ou aux personnes âgées de s’exprimer sur la façon dont ils accompagnent les habitants chez lesquels ils interviennent et dont la conception du chez-soi diffère bien souvent de la leur. De ce fait, ces conceptions peuvent se heurter. Cela constitue bien une épreuve, pour les uns comme pour les autres, comme le laisse entendre le titre de l’ouvrage.

Mélanie Lépori et Bernard Ennuyer se sont prêtés au jeu de l’entretien croisé à l’issue de la recherche et après la publication de l’ouvrage.

 

Parmi les résultats de cette enquête, quels sont les points qui vous ont le plus surpris ?

Bernard Ennuyer :

Directeur d’un service d’aide à domicile pendant plus de 30 ans, j’ai toujours considéré qu’entrer chez des personnes fragiles pour les aider à accomplir certaines activités de leur vie quotidienne (toilette, habillage, soins personnels, repas, etc.) modifiait nécessairement leurs habitudes, mais que les professionnels que je côtoyais (essentiellement des soignants au sens large du prendre soin) n’en avaient que peu conscience ou ne s’en préoccupaient guère.

J’ai retrouvé cela dans les résultats de la phase trois de notre enquête : certains professionnels ne sont pas très précautionneux quand ils entrent chez les autres. Les soignants de formation paramédicale, par exemple, se comportent souvent comme s’ils étaient partout chez eux. Ils agissent bien souvent comme ils le feraient à l’hôpital : on vient à l’heure que l’on peut… la personne peut bien attendre puisqu’elle a besoin d’eux… Il y a une assez grande difficulté chez les professionnels de l’aide et du soin à domicile à prendre en compte le chez-soi de la personne aidée, son identité, son rythme de vie, parce qu’ils ne correspondent pas aux standards appris dans leur formation. C’est éventuellement aussi une question générationnelle : quand une infirmière de 25 ans entre chez une dame de 85 ans, leur façon de voir la vie ne coïncide pas toujours… Aider quelqu’un sans perturber son heure de lever ou sa façon de s’habiller s’avère effectivement compliqué, surtout quand les contraintes des professionnels en termes de temps d’intervention sont de plus en plus codifiées et leurs taches normalisées !

Comme je connais moins le milieu du bâtiment, j’ai été plus surpris par certains modes opératoires révélés par l’enquête. « On va mettre une douche à la place de la baignoire, on sait ce qu’on doit faire et c’est ça qu’il faut faire » dira un artisan : ce type de remarques est fréquent. On l’a très bien vu dans le dernier documentaire de la série « J’y suis, j’y reste ! » (3). Il n’est pas habituel aujourd’hui que des entrepreneurs prennent suffisamment le temps de connaître les besoins, ou ne serait-ce que l’avis, des gens chez qui ils travaillent, ceci étant là aussi lié à leurs contraintes professionnelles. Or, modifier l’habitat d’une personne de 85 ans n’est pas anodin et ne peut se faire à la hussarde. Ces professionnels ont peut-être l’impression que s’ils écoutent la personne, on mettra leur savoir en doute : un savoir acquis pendant de longues années d’études ou à la sueur d’une grande expérience de terrain… Beaucoup n’ont jamais appris, dans leur formation, à faire attention à la façon dont ils risquent de bousculer les habitudes des gens.

Bien sûr, nous avons aussi rencontré des professionnels qui ont une vision sensible de leur intervention
et qui ont réfléchi à l’intrusion chez-un-autre-que-soi que cette intervention représente, mais ils ne sont pas majoritaires.

En réfléchissant collectivement à la notion de chez-soi, nous avons pu constater qu’il était effectivement compliqué, peut-être encore plus qu’on ne l’imaginait, pour une personne confrontée à des difficultés quotidiennes, de maintenir sa façon de vivre habituelle quand elle a besoin d’être aidée dans son domicile.

Mélanie  Lépori :

Au début du questionnaire, nous avons demandé si la notion de chez-soi était connue et familière aux personnes interrogées. À ma grande surprise, très peu nous ont répondu : « non, c’est une chose que je ne connais pas ». Je n’imaginais pas à quel point cette notion était répandue… Et pourtant, quand on creuse, elle devient aussi personnelle que diverse. Elle ouvre de nombreuses interprétations.

Ainsi, par exemple lors de l’enquête préliminaire (phase 1), nous avons relevé de nombreux liens entre le chez-soi et le logement, comme prévu. Cela reflète le discours dominant et ce qui est pris en compte dans les politiques publiques : « je rentre chez moi » signifie en effet « je rentre dans mon logement/domicile ». Cependant, dès l’enquête quantitative, ce lien s’est relativisé. D’abord, parce que de nombreuses personnes interrogées nous ont indiqué qu’elles avaient plusieurs chez-soi : jusqu’à dix ! Ensuite, parce que si la notion renvoie à un lieu où l’on habite en effet, certains évoquent une odeur, des objets, une tablette ou un ordinateur, une musique, un quartier… ou la famille qui est dedans. Le logement sans cette dernière n’est plus un chez-soi.

Ainsi, dès que l’on va au-delà du mot, connu de tous, des notions complexes, sensibles, très personnelles apparaissent : convivialité, partage, refuge, etc. Finalement, le cadre bâti est plutôt une enveloppe qui n’existe qu’avec ce qu’il y a à l’intérieur et ce contenu, de l’ordre du ressenti, est extrêmement divers.

Bernard Ennuyer :

Il me semble en effet important de s’écarter de la notion de cadre bâti. J’adhère volontiers à ce qu’Élian Djaoui (4 ) dit du domicile : à la fois « espace psychique » et « espace physique ». La notion de chez-soi, c’est d’abord pour lui un espace psychique : des sons, une musique, une odeur, des souvenirs, des événements de sa vie, etc. Le domicile est alors le support majeur de l’identité psychique de la personne. J’aime aussi l’idée de « domicile » et sa double racine : l’étymologie grecque signifie « bâti » (domos) et l’origine latine, domus, veut dire « maisonnée » [NDLR : c’est-à-dire tous les membres de la famille] tout en étant apparentée à dominus : « le maître de la maisonnée ».

Comment utiliser ces résultats pour améliorer les relations entre les professionnels et les habitants, notamment fragiles ?

Mélanie Lépori :

En tant que chercheuse, et rédactrice d’une thèse sur l’adaptation des logements des Européens âgés, je suis très attentive à ces résultats sur la notion finalement très complexe de chez-soi. J’aimerais ainsi affiner une partie peu développée : la définition et la conception des chez-soi selon les trajectoires et périodes de vie. Je pense que l’on peut mieux définir encore la notion aujourd’hui, et en tirer des enseignements pour sa prise en compte sociale, en s’intéressant à ce qu’elle était hier et à ses évolutions dans la vie des personnes interrogées.

Cela pourrait éclairer mon travail qui compare les comportements des Européens âgés aux préconisations des politiques publiques et où je constate plus de décalages que d’adaptations. Bien sûr, il y a toujours un décalage entre la mise en place des politiques et l’adaptation des comportements à cette politique, mais mieux connaître la façon dont les gens vivent et s’identifient à leur chez-soi peut en combler une part.

Bernard Ennuyer :

Je m’intéresse également de près aux politiques publiques en direction des personnes en situation de vulnérabilité quel que soit leur âge : ces politiques sont en effet, trop souvent, en décalage total avec ce que les gens en attendent. Ce n’est pas vraiment nouveau mais cela pose des questions sur la démocratie, de façon globale, c’est-à-dire sur la façon dont les citoyens en situation de vulnérabilité peuvent prendre part aux mesures et aux décisions qui les concernent…

Quant aux professionnels du bâti ou de l’aide à domicile, je pense qu’il faut réfléchir avec eux en termes de formation. Dans un colloque récent pour lequel j’intervenais, il a été beaucoup question de sécurisation : des personnes chez elles mais aussi des professionnels intervenants, de réglementation, de normes et de procédures, etc. Or, la sécurité des personnes à domicile ne passe pas forcément par des normes et procédures professionnelles, mais sans doute beaucoup plus par des échanges avec les personnes concernées sur les risques possibles, la vision qu’elles en ont et la façon dont elles les anticipent. De plus, s’il n’y a plus de risque, il n’y a plus de vie ! Il fut aussi question de l’introduction des robots à domicile avec, me semble-t-il, très peu de prise en compte des personnes concernées. Il faut pourtant se rendre compte du bouleversement que représenterait
l’arrivée chez soi de robots, surtout pour des personnes isolées, fragiles ou très âgées ! Il n’y a qu’à se poser déjà la question pour nous-mêmes !

Il est fondamental de former les professionnels : encourager l’autonomie en aidant les gens à rester chez eux requiert beaucoup de doigté et surtout de respect de leur mode de vie. Préserver l’autonomie, c’est-à-dire une certaine liberté de choix, consiste à aider les personnes à garder leurs habitudes de vie, même si ce ne sont pas les nôtres ! Il y a un travail colossal de formation et de retour d’expérience à mener, ainsi qu’une réflexion pluridisciplinaire sur ce que cela signifie d’entrer chez quelqu’un pour y travailler. Veut-on l’aider à y vivre tel qu’il le souhaite et en a l’habitude, ou l’en empêcher ?

Certes, à leur décharge, les professionnels sont de plus en plus contraints d’appliquer des standards et des procédures qui vont à l’encontre de l’objectif visé car ils percutent de plein fouet les modes de vie des personnes aidées. Ce qui m’inquiète, en tant que sociologue mais surtout comme citoyen, c’est que la question des personnes dites âgées ou fragiles n’est pas une question à part. Elle renvoie à un fonctionnement social et politique général qui est en train de faire disparaître la singularité de l’individu au profit de décisions collectives pour lesquelles plus personne n’a son mot à dire.

Or, les façons dont une société traite aujourd’hui les plus fragiles d’entre nous ne sont, pour moi, que les prémices des façons dont elle traitera tout le monde demain. C’est un immense enjeu de politique publique !

 

Entretien réalisé en septembre 2017 par Christel Leca

(1) : université de Strasbourg

(2) : Chercheure à l’Ined, Institut national d’études démographiques

(3) : Recherche menée au sein de Leroy Merlin Source entre 2012 et 2017 par la psychanalyste Marie Delsalle
sur les motivations des personnes âgées à rester chez elles, en trois volets dont les enseignements et résultats
sont restitués sous forme de films documentaires.

(4) : Psychosociologue, correspondant Leroy Merlin Source

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