Habiter Chez-soi « Chez soi » Tentative de définition d’un lieu concret et immatériel

"Chez soi" Tentative de définition d'un lieu concret et immatériel

Compte-rendu de la réunion du 12 janvier 2006


Contribution

Lors de la première réunion des experts du pôle Habitat et santé en octobre dernier, Bernard Ennuyer avait évoqué le travail qu’il menait sur la notion de « chez-soi » à partir de son expérience de directeur de service d’aide à domicile. Cette piste de travail avait été relevée comme pertinente pour toutes les personnes en situation de handicap / dépendance.
Dans la perspective d’étayer la réflexion du pôle, il a été proposé un travail collectif sur la notion de « chez-soi » à partir du travail de Bernard Ennuyer. Toutefois, il a paru opportun d’entamer le dialogue à partir de deux approches très différentes mais complémentaires : l’approche anthropologique et l’approche philosophique. Jean Paul Filiod (anthropologue, pôle sciences humaines) et Bertrand Quentin (philosophe, pôle Habitat et santé) ont été conviés à dialoguer avec Bernard Ennuyer sur la base de deux textes qu’il nous a communiqué :
•    un article intitulé La culture du domicile,
•    un extrait d’un chapitre de son prochain livre à paraître chez Dunod : Prendre soin : pratiques et réflexions.

Etaient présents : Marie-Reine Coudsi, Pascal Dreyer, Bernard Ennuyer, Bertrand Quentin, Jean-Paul Filiod, Camille Souvorof, Philippe Sachetti.

Après un tour de table qui a permis à chaque intervenant de se présenter et d’expliciter le lien qu’il pouvait avoir avec la problématique évoquée, la discussion a mis en lumière plusieurs niveaux de discussion possible autour de la notion de « chez-soi ».

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DISCUSSION :
Pour Bertrand Quentin, le propre du « chez-soi » est de sédimenter la vie. Le premier appartement est souvent plus nu, moins chargé d’objets personnels que celui d’une personne âgée. La vie personnelle se déploie en plusieurs couches. Il en va de même pour le « chez-soi ». L’épaisseur de cette sédimentation n’est pas étrangère aux capacités de mobilité des individus. Plus la sédimentation est importante, moins les personnes seront mobiles. Ainsi il est certainement moins traumatisant de déménager après 2 ans de vie qu’après 15 ans de vie dans un même lieu.

Jean Paul Filiod attire lui l’attention sur les différences qui existent entre la résidence, le chez-soi et le sentiment du chez-soi.
La résidence est le lieu de vie de l’individu (être assigné à résidence, adresse de résidence, etc.). Le chez-soi est l’image qu’il porte en lui de son lieu de vie, image qui est à la fois concrète et idéale. C’est aussi la conscience de soi (ainsi que le mentionne à rebours l’expression « il ne sait plus où il habite »). Le sentiment du chez-soi s’expérimente dans de nombreux lieux qui ne se confondent pas avec le lieu de vie et de l’intimité (le bureau, les lieux que parcourt l’individu dans sa vie sociale et personnelle, etc.).

En complément de l’approche proposée par Jean Paul Filiod, Bertrand Quentin rappelle qu’Emmanuel Lévinas, dans Totalité et Infini, a défini la demeure comme l’intériorité qui permet à l’homme d’aller à l’extérieur et comme une dimension féminine, la matrice. Demeurer seul permet de s’ouvrir au monde et aux autres.

En écho, à Lévinas, Bernard Ennuyer décrit brièvement les différences hommes / femmes observées dans le rapport à la vie domestique ou à certaines des activités qui y ont cours. Jean Paul Filiod souligne la nécessité de ne pas faire d’analogie, dans cette analyse des rapports hommes / femmes aux activités domestiques, entre les symboliques sexuées associées à la maison et le sexe réels des acteurs en présence.

Il y a donc un chez-soi mental qui certes se construit par sédimentation mais aussi par érosion ainsi que le montre le lien des individus à leurs objets lorsque l’on peut analyser leur itinéraire biographique. Certains objets, indispensables dans tels chez-soi, disparaissent dans le nouveau lieu de vie. Le chez-soi mental manifeste le fait que même les personnes dont on pense qu’elles n’ont rien possèdent ce lieu à travers l’image intérieure qu’elles en ont et les marques qu’elles portent sur elles (photos, petits objets personnels, etc.). Ces objets sont la trace discrète à un chez-soi. Ainsi, le chez-soi doit toujours être pensé dans son lien avec l’environnement, la culture et les ressources (matérielles, intellectuelles, psychologiques, etc.) de la personne.
Les notions d’itinéraire biographique et de trace discrète permettent de rebondir sur celle d’espace. Le chez-soi, lieu géographique précis, ne se résume pas à l’agencement des objets et des meubles. Il est constitué ainsi que le rappelle Bertrand Quentin des lignes (proches des lignes d’erre mises en évidence par Fernand Deligny dans son travail) que l’individu y a creusé par ses déplacements, ses habitudes, sa manière d’habiter. Changer de place les objets personnels d’une personne peut sembler de peu d’importance : c’est tout le contraire dans la mesure où ces changements affectent la perception que l’individu a de son chez-soi donc de son identité.

Le chez-soi est la conjonction de plusieurs dimensions :
•    celle de la personne qui se déploie dans le temps (passé avec la mémoire, présent dans les usages, futur) : mémoire biographique, mémoire kinesthésique et psychisme ;
•    celle de l’espace lui-même ;
•    celle des objets qui « meublent » cet espace et sont les signes de l’épaisseur de la sédimentation de la vie de celui ou de ceux qui vivent dans le lieu.

Bernard Ennuyer souligne la dimension de seuil qui traverse le « chez-soi » (espace privé / espace public, espace privé / espace intime, vécu extérieur / vécu personnel, etc.). Lorsqu’une personne ne « va pas bien », son « chez-soi » devient vite un espace public. La collectivité intervient chez elle et dès lors son espace privé ne l’est plus. Il faudrait maintenir l’idée d’une gradation à l’intérieur du domicile entre des espaces ouverts, des espaces intermédiaires et des espaces secrets. Ces lieux auxquels « on n’a pas le droit » définissent l’intime.

Il est donc essentiel d’accepter qu’il existe une part du chez-soi inaccessible. Inaccessible aux tiers familiaux ou professionnels et parfois à la personne elle-même. Mais cette part inaccessible du chez-soi est d’une importance existentielle pour chacun d’entre nous, quelle que soit notre situation. Aussi, une approche technique du chez-soi, notamment dans le cas de la maladie, du handicap ou de la dépendance, constitue un appauvrissement de la compréhension du vécu des personnes (Bertrand Quentin). L’approche techniciste du chez-soi qui privilégie l’optimisation et l’efficacité évacue la problématique de la mort (consubstantielle à ces situations de vie) et celle de la vacance (ne rien faire faire, simplement laisser vivre la personne).

Bernard Ennuyer souligne les pistes de travail à approfondir dans le cadre du pôle Habitat et santé : « chez-soi et interdits », « chez-soi et secret sacré ». Les auxiliaires de vie comme les aides soignantes et les soignants en général doivent prendre conscience du fait que leur entrée dans la maison ne leur donne pas tous les droits, qu’ils ne pourront jamais percevoir le domicile comme la personne elle-même, qu’une grande part de la sédimentation leur restera inconnue et qu’ils doivent se situer sur un seuil (extérieur / intérieur) qui est avant tout un équilibre délicat.

L’intervenant extérieur (qu’il s’agisse d’un aidant familial ou professionnel) doit se tenir avec des égards dans le chez-soi discret (voir plus bas la proposition de Jean Paul Filiod) de la personne aidée tout en gardant sa position d’extériorité.

SYNTHESE :
Sur la base d’une proposition de Jean Paul Filiod, le groupe de travail retient pour la définition du « chez-soi », le feuilletage suivant. Le chez-soi, envisagé de manière globale, se compose :
•    d’un chez-soi social (porteur de la culture domestique, appréhendable et ouvert à tous ceux à qui l’on ouvre les portes de son chez-soi) ;
•    d’un chez-soi discret (composé des significations partagées par l’ensemble des personnes partageant un même espace : couple, famille, etc.). Pour appréhender ce chez-soi discret, une personne extérieure doit multiplier les médiations, témoigner et faire l’expérience de la subtilité et de l’attention.
•   d’un chez-soi secret (qui n’appartient qu’à la personne et est donc inaccessible).
L’échelle d’appréhension du chez soi se déploie de la maison au geste ou à la posture en passant par la pièce, le micro-espace, l’objet.

Reste les questions des limites  :
•    Peut-on ne plus avoir de chez-soi du tout ? Quand n’a-t-on plus de chez-soi ?
•    Qu’est-ce qui n’est plus le chez-soi ? Bernard Ennuyer évoque la situation des personnes dont le psychisme est détérioré et pour lesquels la confusion est telle qu’on peut s’interroger sur le sens à donner au chez-soi comme espace psychique propre à la personne, puisque le doute est mis sur la permanence de cette identité psychique. Pour Bertrand Quentin, n’est plus le chez-soi ce qui devient espace public, ce à quoi les autres ont un accès de leur propre chef (cf. le problème toujours sensible dans l’accompagnement de qui possède les clés et pour quel usage).

En guise de conclusion, Bernard Ennuyer reprend un lapsus de Jean Paul Filiod, lapsus pertinent pour notre sujet : « le chez-soi ne serait-il pas l’art de faire ses choix ? »

BIBLIOGRAPHIE :
Gaston Bachelard, La poétique de l’Espace, Presses Universitaires de France
Alberto Eiguer, L’inconscient de la maison, Dunod, 2004.
Jean Paul Filiod, Le désordre domestique, Essai d’anthropologie, L’Harmattan 2003.
Jean Paul Filiod (dir.), Faire avec l’objet, Signifier, appartenir, rencontrer, Lyon, Chronique sociale, 2003.
Jean Paul Filiod, « Ça me lave la tête. Purifications et ressourcements dans l’univers domestique », Ethnologie française, XXVI-2, La ritualisation du quotidien, Paris, Armand Colin, 1996, p. 264-279.
Jean Paul Filiod, « Marques et significations du [chez]-soi dans l’institution », in Demain sera meilleur…, Hôpital et utopies, Paris, Musée de l’assistance publique – Hôpitaux de Paris.
Philippe Hédin, Danic Koslowski, Aider les personnes âgées à domicile, des liens complexes, in Le Sociographe, 11, p 43-46.
Jean-Claude Kaufmann, Le cœur à l’ouvrage, théorie de l’action ménagère, Nathan, 1997.
Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, Lire de Poche, Biblio essais
Annick Percheron, René Rémond, La police des âges in Age et politique, Paris, Economica, 1991.
Perla Serfati-Garzon, Chez soi. Les territoires de l’intimité, Armand Colin, 2003
M. Villela-Petit, Le chez-soi : espace et identité in Architecture et comportement, Vol. 5, n° 2,p. 127-133.

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