Achat sur plan, focus sur une pièce maîtresse
Dans la recherche L’épreuve du neuf, Sylvaine Le Garrec et Manon Leroy ont suivi le long chemin de ménages ayant acheté un appartement sur plan dans quatre métropoles françaises. Parmi les conclusions majeures de cette recherche, il s’avère que :
- Le temps du projet se compte en années : du premier contact avec un commercial à la pleine appropriation de l’appartement, après traitement des malfaçons, il se déroule 3 à 5 ans.
- Les acquéreurs passent par des phases de désenchantement au fil des étapes (plans, chantier, emménagement) puis de réenchantement pour pouvoir se satisfaire du résultat final.
Les enseignements de cette recherche sur la cuisine
Sylvaine Le Garrec, sociologue, révèle deux éléments clés de ce parcours, qui s’observent particulièrement dans l’investissement des ménages dans leur (future) cuisine :
- Au fil du projet, les acquéreurs deviennent véritablement des concepteurs de leur logement, tant ils participent à composer et à modifier les espaces et aménagements standardisés d’origine.
- Ils effectuent ainsi un véritable travail : ce n’est ni un loisir ni du bricolage, cela nécessite du temps, des efforts, des apprentissages et l’acquisition de compétences. « Et justement il se trouve que la cuisine constitue un des points centraux de ce travail », explique la sociologue.
Comment les acquéreurs en viennent-ils à s’intéresser à la cuisine dans un achat sur plan ?
Cela débute par le rendez-vous pour les finitions avec le promoteur. Il annonce aux acquéreurs qu’il leur délègue l’épineuse question de la cuisine. Les promoteurs sont tenus par la réglementation de livrer leurs logements avec a minima un meuble de cuisine tout à fait basique, mais les acquéreurs ont la possibilité de refuser ce meuble pour procéder à l’aménagement de leur cuisine par eux-mêmes ou avec l’aide d’un cuisiniste. C’est généralement cette alternative qu’ils valident lors du rendez-vous sur le choix des finitions.
De la cuisine à la cuisine-salon
Dans les opérations enquêtées comme dans l’ensemble de la production neuve contemporaine, la cuisine a été supprimée des appartements en tant que pièce. Dans un souci d’économie, la cuisine est intégrée dans le séjour dont la superficie n’a pas été redimensionnée en conséquence. Les fonctions de cuisine, de coin repas et de salon cohabitent dans une seule et même pièce dont la surface est généralement modeste. L’agencement de ces différents usages dans cet espace réduit est donc un défi, et ce d’autant que celui-ci doit aussi souvent accueillir des circulations en l’absence de couloir et de sas d’entrée. Ce défi à relever en matière de conception est laissé aux mains des acquéreurs et des habitants. Et c’est à travers la planification de leur cuisine aménagée qu’ils vont devoir s’y confronter.
Face au problème central de « la cuisine dans le salon », les acquéreurs trouvent des tactiques pour symboliser des séparations, en particulier dans les petits appartements (T2-T3) : muret vertical, bordure de carrelage par exemple pour différencier l’espace cuisine.
Il faut aussi imaginer des solutions de stockage.
Et il faut jongler avec les contraintes architecturales pour aménager l’espace à vivre.
Le rôle du cuisiniste dans l’achat sur plan
Dans ce processus, les cuisinistes jouent un rôle central. Pour beaucoup d’acquéreurs, la rencontre avec le cuisiniste – qu’il s’agisse d’une grande surface ou d’un artisan – a constitué une phase initiatique qui leur a permis par la suite de se projeter par eux-mêmes dans le plan de leur appartement et de faire leurs propres essais virtuels d’agencement et d’aménagement sur les autres espaces. C’est ainsi à partir des applications de modélisation 3D proposées par deux grandes surfaces de cuisine que Xavier s’est familiarisé avec le plan en deux dimensions que lui avait fourni le promoteur. C’est grâce à cet outil qu’il a pu « travailler l’implantation de sa cuisine » et réussir finalement à aménager une « vraie cuisine », avec un plan de travail et des rangements, dans l’espace très contraint qui lui était donné. Avec sa compagne, ils « ont voulu consacrer beaucoup d’espace à la cuisine » contrairement à ce qui était indiqué sur le plan délivré par le promoteur.
De l’écart entre le standard et les attentes habitants
Même s’ils sont formés à l’accompagnement et à la co-conception, les cuisinistes proposent, eux aussi, des solutions standardisées et très « industrialisées ». On trouve chez les acquéreurs beaucoup de ces bars avec tabourets hauts que les cuisinistes proposent presque toujours. Selon une architecte spécialiste de la cuisine, en termes de chiffre d’affaires ces professionnels ont intérêt à proposer le plus de meubles possibles, les marges y sont les plus importantes, notamment sur les îlots centraux. Mais on constate qu’ils ne sont finalement pas souvent utilisés par les habitants, qui recréent quasiment toujours un coin repas à côté avec des tables et des chaises.
La modélisation 3D, un outil qui facilite l’appropriation
Certains acquéreurs découvrent la modélisation 3D avec le cuisiniste et se saisissent de cet outil : « en voyant les trucs de la cuisiniste qui nous montrait la cuisine en 3D, j’ai demandé à un pote de nous faire la même chose avec un petit logiciel à partir des plans côtés. Tu peux mettre en 3D assez facilement. Après, il m’a filé le truc j’ai pu le faire moi-même. Et c’est là qu’on a commencé à réfléchir. Où est-ce qu’on met les meubles ? Qu’est-ce qu’on achète ? Qu’est-ce qu’on fait faire ? » (Julie)
Des aménagements multiples qui se prolongent
Ces efforts se prolongent après l’emménagement. Dans ce vaste espace cuisine-séjour d’un seul tenant, les fonctions du séjour doivent être elles aussi préservées : prendre ses repas, recevoir, se reposer ou regarder la télévision dans le coin salon, jouer quand il y a des enfants, faire de la musique, meubler pour ranger… et circuler car le séjour a également des fonctions de passage entre différentes pièces en l’absence de couloir voire d’entrée. Le travail d’aménagement et de décoration que les acquéreurs mettent en œuvre lorsqu’ils sont habitants s’avère incontournable pour réussir à résoudre cette complexe équation.
Cet article reprend des extraits du rapport de recherche « L’épreuve du neuf. Du plan au chez soi : le long travail d’appropriation des acquéreurs d’appartements » , et s’inspire d’une intervention de Sylvaine Le Garrec pour le Club Ville Hybride du Grand Paris en avril 2022.