Entretien avec Jean Paul Filiod
Jean Paul Filiod est anthropologue…en France. Il appartient à la génération des chercheurs qui vont à la rencontre de l’étranger et de l’étrange dans leur propre société.
Sa spécialité : le désordre domestique, phénomène aussi discret qu’omniprésent dans nos habitats mais aussi dans notre relation à notre conjoint, à nos enfants, à notre maison.
Qu’est-ce que le désordre domestique, quelle signification lui donner ? Jean Paul Filiod est correspondant Leroy Merlin Source et il a contribué à la réflexion sur la notion de chez-soi.Entretien avec Jean Paul Filiod.
Propos recueillis par Pascal Dreyer
Novembre 2006
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« Esthétiquement on accepte de plus en plus que les choses soient mélangées. Le désordre est accepté comme une norme esthétique.»
Leroy Merlin Source (LMS) : Quelle est exactement votre spécialité ?
Jean Paul Filiod : L’anthropologie est la science de l’autre, que cet autre soit éloigné de nous dans l’espace (peuples dits primitifs, sociétés dites archaïques) ou dans le temps (les hommes préhistoriques). Le grand public connaît bien l’anthropologie physique à travers des émissions comme L’Odyssée de l’espèce. L’anthropologue décrit donc des hommes qui vivaient ou vivent dans d’autres sociétés que la sienne. Pour les chercheurs de ma génération, tous les peuples de la terre ont été découverts. Cela ne nous empêche pas de continuer de travailler dans des sociétés traditionnelles, ici ou là. Mais l’étranger et l’autre ne se trouvent plus forcément loin dans le temps et l’espace. Ils peuvent être à côté de chez soi. Je suis donc un anthropologue qui se rend chez ses voisins.
LMS : Pourquoi vous définissez-vous alors comme socio-anthropologue du quotidien ?
Jean Paul Filiod : J’ai été formé simultanément à l’anthropologie et à la sociologie. Ce sont deux disciplines cousines et très complémentaires. Elles s’intéressent toutes deux aux rapports individu et société et elles montrent l’importance des phénomènes collectifs. Cela m’a été précieux pour mieux voir et comprendre les réalités quotidiennes des personnes rencontrées. L’anthropologie est cependant plus ouverte que la sociologie : grâce à son savoir qui traverse à la fois l’espace et le temps, elle donne à l’analyse une bonne distance.
LMS : Vous distinguez habitat et habiter. Quelles sont les différences entre ces deux termes parfois confondus ?
Jean Paul Filiod : L’habitat renvoie à différents espaces qui s’encastrent les uns dans les autres comme des poupées russes. Le terme désigne ainsi aussi bien l’espace domestique qu’un ensemble d’habitations, un quartier, une région ou parfois même la terre toute entière ! L’habiter est une notion proche du chez-soi sans la dimension affective de ce dernier. Je définirai volontiers l’habiter comme le chez-soi dans son interaction avec l’espace architectural qui n’a pas été décidé par l’habitant.
LMS : Votre compréhension de cet espace à la fois public et privé ne cesse d’évoluer. Vous préférez parler aujourd’hui des « pratiques de l’habiter ». Pourquoi ?
Jean Paul Filiod : Je me suis rendu compte en effet que je parlais moins de l’habiter que des pratiques qu’il suscite ou qui s’y déroulent. C’est une manière aussi de montrer que, contrairement aux idées reçues, l’habiter ne se réduit pas à l’imaginaire ou au poétique. Je tisse ainsi des liens entre ce que font les habitants chez eux, ce qu’ils en disent et ce qu’ils en pensent, et ce qu’ils en rêvent. Pour chacun de nous, ce « faire – dire – penser – rêver » de l’habiter se définit dans le rapport à notre univers domestique.
LMS : Le chez-soi est présenté depuis de nombreuses années comme un refuge contre le monde extérieur. Faites-vous le même constat que les créateurs de tendance ?
Jean Paul Filiod : On nous a asséné le « cocooning » au début des années 1980 ; plus récemment le « nesting »… on n’en finit pas de nous comparer à des poussins ou à des vers à soie (rires) ! Allez trouver des bibelots dans un nid d’hirondelles ! Non, plus sérieusement, il faut toujours penser que l’espace domestique est relié à de nombreux espaces extérieurs. Et s’il est un refuge contre les agressions réelles ou potentielles du dehors, il n’est en aucun cas limité à cette fonction. Les objets qui s’y trouvent et les outils de communication prouvent que l’habiter est en interaction continue avec l’extérieur. Je crois que la définition d’un habiter réduit à un rôle de refuge est le signe de la conquête du confort et de la propreté des sociétés industrielles et post-industrielles. Et de l’individualisme de nos sociétés.
Lorsque nous étudions un espace habité nous repérons l’ensemble des liens qui l’unissent avec d‘autres espaces. Et entre tous les espaces que nous « habitons », les frontières sont poreuses. Nos manières d’entrer dans un espace public de transport, de nous y asseoir ou non, de vivre ce moment, sont le signe que nous créons sans cesse des espaces habités, que nous nous les approprions temporairement ou plus durablement.
LMS : Le désordre est au cœur de vos recherches. Pourquoi s’intéresser à ce contre quoi nous luttons sans cesse ?
Jean Paul Filiod : Je me suis intéressé à ce sujet de manière approfondie parce que je ne trouvais pas de réponses à mes questions. Ma recherche est partie de constats faits sur le terrain. Depuis que j’ai commencé de travailler, les personnes n’ont pas cessé de me parler de désordre. C’est même souvent la première chose qu’elles vous disent lorsqu’elles vous accueillent : « Ne faîtes pas attention au désordre… ». Le désordre est une réalité concrète qui, dans sa propre vie, est le fait de l’autre (conjoint, enfants, cohabitants, etc.) ou de soi-même. Le désordre permet de qualifier nos espaces et les espaces de ceux avec qui nous vivons. Il y a des désordres valorisés : celui de la chambre du jeune enfant. C’est un désordre qui manifeste une créativité précoce. Il y a aussi le désordre de la chambre de l’adolescent devenue une norme. Il y a enfin le désordre de l’autre, plus ou moins supportable selon les périodes de sa vie et la relation.
LMS : Au terme de votre travail, quelles sont les manières de comprendre le désordre ?
Jean Paul Filiod : Je constate trois manières d’envisager le désordre. La première l’oppose fortement à un ordre défini par la culture. Par exemple, nous admettons tous qu’il est nécessaire pour avoir un appartement en ordre de posséder un point d’eau et des toilettes privées. De leur côté les Suisses, au sujet de leurs logements, utilisent l’expression « propre en ordre » : l’ordre est intimement lié au propre, et donc le désordre est sale. De telles injonctions d’ordre nous sont données par la culture commune. Le désordre est une perturbation de ces injonctions.
La seconde considère le désordre comme création d’un nouvel ordre. Il appartient donc à l’ordre domestique : des expressions comme « un désordre savant », « un bordel organisé » sont entrées dans le langage commun. Esthétiquement on accepte de plus en plus que les choses soient mélangées. Le désordre est accepté comme une norme esthétique.
Enfin, dernière manière, le désordre n’est plus opposé à l’ordre. Il constitue pleinement une forme d’expérience en soi et est valorisé comme manière d’être. On peut même formuler que cette conception du désordre a trait à une esthétique personnelle ou collective. Elle tend à affirmer qu’elle rend possible l’expression de l’altérité ou de la différence tout en respectant le mystère et l’inexpliqué. C’est la découverte de cette conception du désordre qui m’a le plus surpris.
Bibliographie :
Jean Paul Filiod, Le désordre domestique, essai d’anthropologie, collection Logiques sociales, L’Harmattan, 2003.
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