Entretien Leroy Merlin Source avec Elian Dajoui, psychosociologue et correspondant Leroy Merlin Source
Elian Djaoui est psychosociologue et correspondant Leroy Merlin Source au sein du groupe Usages et façons d’habiter. Il a longtemps travaillé sur la culture du domicile et les enjeux de la visite à domicile des professionnels de santé et du travail social. Elian Djaoui publie avec le Dr Corvazier, pédiatre et psychanalyste, un ouvrage de synthèse sur l’institution Protection Maternelle Infantile (PMI), service important des départements. A travers la préoccupation sanitaire et sociale portée à l’accueil du tout-petit au sein de sa famille, les équipes de la PMI interviennent au domicile des parents et des assistantes maternelles. Si le domicile familial peut être considéré comme le berceau naturel de l’enfant, il est, tout comme l’enfant lui-même, placé sous haute surveillance des instances de la puissance publique. Ce qui n’est pas sans paradoxes ni difficultés d’appréciation de ce que peut être un « bon » logement pour un enfant.
Vous notez que l’enfant devient un enjeu socio-politique dans la société française depuis la Révolution Française. Pouvez-vous préciser ?
On se souvient de cette déclaration de Danton : « L’enfant appartient à la République ». Par cette phrase forte, il affirme que l’enfant n’appartient plus premièrement et essentiellement à sa famille. La situation ainsi créée est inédite et très différente de celle qui prévalait sous l’Ancien Régime où le père était l’équivalent sur terre de Dieu lui-même, disposant de tous les pouvoirs. Dans la suite de cette affirmation politique, durant tout le XIXème siècle, la puissance publique a progressivement restreint l’autorité paternelle et le pouvoir familial. L’enfant est devenu un objet de préoccupation majeur de la puissance publique. Cette longue évolution explique qu’en 2018 on parle de « l’intérêt supérieur de l’enfant » qui peut, dans certains cas, s’opposer à l’autorité parentale. Juges et professionnels tiennent désormais compte de la parole de l’enfant même quand elle s’oppose au discours parental. Aujourd’hui, cette dernière est amenée à sermonner la famille dans de nombreuses situations sociales ou médico-sociales de la vie quotidienne. En un mot, l’enfant devient sujet de droits, on recueille sa parole, on reste sensible à son épanouissement, à son bien-être. La PMI, comme toutes les organisations et services en faveur de l’enfance, s’inscrit dans ce vaste mouvement sociologique.
Quand la PMI a-t-elle été créée et quelles évolutions a-t-elle connu ?
La PMI a été créée par une ordonnance de 1945, à une époque où le taux de mortalité infantile était terrifiant. Les professionnels des équipes de PMI sont alors constitués d’un médecin et d’une assistante sociale. Mais l’approche sanitaire est prédominante. Avec l’augmentation du niveau de vie et la chute de la mortalité infantile tout au long de la seconde moitié du XXème siècle, les configurations et les pratiques des équipes ont évolué. Elles sont aussi passées d’une approche sanitaire à des approches psychosociales de la situation des enfants et des familles. En effet, au-delà de cette visée un peu restrictive de la santé de l’enfant, ces professionnels ont été amenés à s’intéresser à son bien-être tel que défini par l’OMS, c’est-à-dire psychique, physique et social. Toutes les prises en charges et tous les lieux de vie de l’enfant sont, ainsi, concernés. Ces derniers incluent le domicile des parents ou des personnes qui s’occupent pour X ou Y raisons de l’enfant mais aussi les lieux d’accueil des enfants (crèches, halte-garderie, etc.), conçus par des architectes qui travaillent en collaboration avec les services des collectivités territoriales. Un fait révélateur de cette ouverture à l’environnement et au cadre de vie est le thème du dernier colloque du Syndicat national des médecins de protection maternelle et infantile : « Santé et épanouissement de l’enfant : dans quel environnement ? » Dans ce colloque est défendue l’idée d’une santé environnementale, c’est-à-dire l’étude de l’impact des environnements sur la santé. On le voit, la PMI interpelle aussi les spécialistes du cadre bâti.
Que font aujourd’hui les professionnels au domicile des jeunes parents ?
Au domicile, les puéricultrices interviennent sur l’accueil de l’enfant et la manière de l’élever, en particulier l’allaitement, la toilette, l’alimentation et le suivi de la croissance de l’enfant, et sur tout ce qui va concerner sa sécurité et sa qualité de vie. Elles vont aider concrètement la mère et les parents à créer un environnement sécurisant pour l’enfant : absence de plantes toxiques, de certains animaux, d’objets, sources d’allergènes, choix des peintures et des revêtements de sols, etc. Elles constatent que les jeunes parents d’aujourd’hui sont plus sensibles que par le passé à ces « dangers » visibles et invisibles dans le logement. Elles sont aussi vigilantes au fait que, passé un certain âge, l’enfant doit disposer de son propre espace, ne pas dormir avec ses parents, etc. En effet, les normes éducatives contemporaines insistent sur le fait que depuis son plus jeune âge, l’enfant doit disposer d’un espace aménagé, en rapport avec ses capacités et besoins.
Quelles connaissances des réalités du chez-soi des habitants ont ces professionnels de la PMI ?
Ils possèdent une culture hygiéniste du chez-soi qui s’inspire encore largement des schémas fournis au cours de leurs études hospitalières. Il s’agit donc d’une culture que l’on peut qualifier de médico-technique et qui peut rentrer en opposition ou en conflit avec les modes de vie concrets des familles. Une autre source dominante de leur compréhension du chez-soi se trouve dans les discours dominants dans les médias. Mais ils n’ont pas reçu d’authentique et vraie formation concernant les pratiques d’habiter et les modes des vies des familles qu’ils accompagnent. Ils acquièrent ces dimensions par l’expérience professionnelle. Avec le développement des interventions au domicile sur différents thèmes (santé environnementale, énergie, etc.) au sein des collectivités territoriales, ils commencent à recevoir des formations sur la visite à domicile et les enjeux d’une intervention au plus près de l’intimité des personnes. En revanche, comprendre et évaluer les modes de vie de telle ou telle personne reste un long et difficile travail pour eux qui exige beaucoup de temps et n’exclut pas des compréhensions divergentes au sein d’équipes multidisciplinaires.
Comment ces divergences en vue d’une évaluation destinée à valider l’accueil d’un enfant chez un tiers se traduisent-elles concrètement sur le terrain de la visite à domicile ?
Une précision importante : les visites à domicile des professionnels de la PMI ne concernent pas seulement le logement des assistantes maternelles ; de nombreuses visites sont faites au bénéfice de mères de jeunes enfants. La procédure d’agrément pour être assistante maternelle est codifiée, assez rigoureuse. La candidate reçoit plusieurs visites à son domicile de professionnels médico-sociaux qui vont évaluer les conditions de vie et d’accueil des enfants, ses motivations, ses capacités éducatives, le climat affectif. La relative codification des procédures n’annule pas les divergences d’évaluation. Dans l’une des formations que j’anime, une assistante sociale et une puéricultrice ont rapporté avec humour les visites qu’elles avaient faites, à des moments différents, chez la même candidate. En entrant dans le séjour de la candidate, la puéricultrice voit une grande volière. Elle liste les risques sanitaires encourus par les enfants (allergies, risques d’ingestion ou d’inhalation de plumes, déjections des oiseaux, etc.), et l’impact de la volière sur la salubrité du logement. Son évaluation de la capacité d’accueil de cette personne est négative au regard des risques encourus. L’assistante sociale fait le constat inverse : la présence de la volière manifeste l’intérêt positif de la candidate pour la nature, les oiseaux. Son évaluation est positive car elle y voit une dimension d’ouverture profitable aux enfants. Cet exemple pointe l’obsession du risque zéro de la protection maternelle infantile, reflet paradoxal de la société qui veut à la fois l’absence légitime de risque mais aussi les bienfaits de la vie « comme à la maison ». Tout devient risque potentiel pour l’enfant. Or les professionnels savent bien que le domicile est un lieu très accidentogène, notamment pour les moins de cinq ans et les plus de 65 ans. Pour les enfants, les risques domestiques concernent le domicile mais plus largement tous les lieux où ils sont amenés à évoluer : le palier, le trottoir, mais aussi les crèches. Et si les risques auxquels on pense spontanément sont les risques physiques (accidents, maladies), les textes officiels n’oublient pas les risques psychiques potentiels liés à la dynamique relationnelle entre le soignant ou l’assistante maternelle et l’enfant. Au fond, on rêve de mettre les enfants sous cloche, ce qui est un leurre.
On prête toutes les vertus au domicile : apaisant, soignant, etc. Mais il semble ici que ces vertus soient dénaturées par une lecture normative.
Il est évident que cette obsession normative du risque zéro dans l’habitat pour les enfants complique singulièrement la tâche des candidats comme des professionnels de l’accueil à domicile des enfants. Cette obsession est compréhensible, la PMI assure une mission majeure de protection de l’enfance. Les institutions exigent ainsi souvent, au nom de ces normes, des réaménagements parfois importants du lieu de vie des assistantes maternelles. On en arrive à ce paradoxe : dans les textes officiels, l’accueil familial, « comme chez soi », est valorisé. Une famille qui reçoit un enfant chez elle vit comme elle en a l’habitude. Mais les transformations matérielles (en termes d’aménagements) et immatérielles (en termes de rythme de vie, de gestion des espaces etc..) exigées sont tellement importantes qu’il ne s’agit plus vraiment d’un accueil familial mais bien d’un accueil professionnel normé. La qualité du chez-soi est perdue. De manière extrême, en banlieue parisienne, des assistantes maternelles qui ont de petites maisons, finissent par aménager le garage ou le sous-sol pour accueillir les enfants. Leur vrai domicile est au-dessus. Elles ont recréé au sein de leur logement une sorte de mini-crèche dont l’organisation répond aux injonctions normatives. Le lieu est sécurisé et aseptisé mais il risque de perdre ses qualités du chez-soi.
En quoi la petite enfance est-elle un enjeu social et politique des collectivités territoriales ?
Les politiques publiques de la ville, du social et de l’habitat sont fortement mobilisées autour de la place de l’enfant dans la ville. Les notions de « chez-soi de l’enfant » et de « chez-soi pour l’enfant », dépassent le cadre du logement et englobe tous les lieux de vie où intervient la puissance publique. Mais au-delà de l’apport du bien-être et de la lutte contre le saturnisme et l’insalubrité des logements des familles les plus précaires, on peut aussi résumer à grands traits la place du chez-soi du tout-petit dans les préoccupations des collectivités comme un enjeu électoral de première importance.
Pour conclure, quels sont les grands enjeux de demain de la PMI dans ses liens avec le logement ?
Le niveau de vie des populations augmentant, les conceptions individuelles et collectives du bien-être évoluant, l’autonomie, la créativité et l’épanouissement sont les maîtres mots du devenir de chaque personne, et ce dès la petite enfance. Comme nous l’avons vu, la conception sanitaire du bien-être s’est lentement transformée en une conception psychosociale qui intègre des éléments variés. La PMI est un service gratuit, donc accessible à tous. De plus en plus de familles en situation d’exclusion et de vulnérabilité la fréquente et bénéficie de l’accompagnement de ses professionnels. L’un des premiers enjeux est la prise en compte des chocs culturels liés à la compréhension par les professionnels de modes de vie, d’appropriations de l’espace et de schémas éducatifs différents de ceux formulés par les textes officiels et les normes.
Second enjeu, la gestion nouvelle pour les équipes de PMI de partenariats avec des acteurs de la culture (ludothèques, bibliothèques pour enfants, etc.) et du social pour accompagner et soutenir les familles les plus fragiles. Cette ouverture à un écosystème plus large, souvent avec de forts ancrages politiques, met à mal les professionnels de l’institution qui étaient jusqu’alors protégés par une position « sanitaire » et une gestion de relations duelles « psy » ou soignantes.
Troisième enjeu, banal, la question du coût financier de ce service et les économies à réaliser par les collectivités. Les secteurs géographiques des professionnels ont été élargis. Ces derniers sont en moins grand nombre et la charge de travail s’accroit. Les équipes et les identités sont bousculées, mises à mal. Ce sont pourtant des professionnels qui ont choisi de travailler dans ce domaine parce qu’ils ont une vision globale de la famille, de l’enfant dans son environnement et de leurs besoins. Dans ce sens l’habitat, c’est-à-dire le logement et son environnement, va devenir pour eux un enjeu de plus en plus important.
Propos recueillis par Pascal Dreyer, janvier 2019