Entretien Leroy Merlin Source avec Anne-Lyse Chabert
Suite à la parution de son remarquable ouvrage, Transformer le handicap, au fil des expériences de vie (Erès, 21017), Leroy Merlin Source a souhaité donner la parole à Anne-Lyse Chabert. Philosophe, elle renouvelle de manière sensible et fondée notre regard sur les relations que peuvent tisser les personnes en situation de handicap avec leur environnement. Refusant l’assignation à résidence dans la situation de dépendance, elle revendique que soit reconnue une autre façon de faire corps avec le monde. Car les ajustements créatifs des personnes en situation de handicap à leur environnement ouvrent aussi des possibles inédits aux personnes valides.
Dès l’introduction de votre ouvrage, vous affirmez que votre lecture de la complexité du terme handicap sera travaillée à partir de votre situation personnelle. Pourquoi ?
Je travaille effectivement à partir de ma situation personnelle de personne très dépendante au niveau moteur, mais surtout par rapport à l’expérience de vie dont elle m’a permis de faire l’épreuve puisque mon handicap a évolué au gré de ma pathologie. Je ne décris
en rien mon vécu personnel mais j’explique comment, au fil du temps, il m’a permis d’interroger la cohérence du concept de handicap. Dans mon travail de doctorat dont l’ouvrage Transformer le handicap est issu et qui n’en constitue qu’une mince partie, je n’ai pas fait appel à ma propre expérience de vie. Ces perspectives dépersonnalisées s’inscrivent très bien dans un contexte académique, mais elles sont beaucoup moins éclairantes pour le grand public. C’est pourquoi j’ai choisi, dans cet ouvrage, de décliner mon ressenti et les questions qui en découlent.
Comment analysez-vous les réalités construites par le concept de handicap dans la vie en société et pour les personnes en situation de handicap ?
Les réalités construites aujourd’hui à propos du handicap projettent une césure très nette entre un individu handicapé et un individu dit « standard » ou ordinaire, s’il en existe vraiment un. La personne handicapée est confinée à une place où elle a toujours à « regagner » ce dont bénéficie « l’individu standard ». Par exemple, dans mon cas particulier de personne à mobilité réduite, il est bien rare que les lieux soient entièrement accessibles à mon fauteuil. Je mets malgré tout un point d’honneur à continuer à m’ouvrir à cet environnement extérieur que je ne suis pas toujours certaine de trouver accueillant pour moi.
Catégoriser a priori l’individu handicapé comme porteur d’une autre humanité que celle des individus valides, c’est se placer dans un cadre qui méconnait les enjeux réels du handicap. Car les véritables enjeux sont bien plutôt d’aménager l’environnement (voir Encadré 1), loin de se complaire dans la constatation malheureuse d’une situation de handicap. Je garde toujours en mémoire une parole que m’a rapportée la tante qui a joué un rôle si important dans ma vie. Lorsqu’elle a interrogé le neurologue qui venait de lui annoncer et de lui expliquer la pathologie dont j’étais porteuse toute jeune, elle lui a demandé ce qu’elle pouvait faire. L’avis de ce médecin a été très pragmatique : « Vous pouvez faire en sorte de lui donner le maximum pour qu’elle ait une belle vie, pour qu’elle puisse réaliser sa vie ». C’était déjà tout dire du changement de paradigme auquel j’invite : passer de la constatation d’un état de stagnation (qui correspond à la logique d’assistance à partir de laquelle nous considérons trop souvent le handicap de nos jours) à l’adaptation active de l’environnement à l’échelle de l’individu handicapé qui en est le coeur (logique de transformation de l’environnement de la personne handicapée).
Vous écrivez que les personnes en situation de handicap ne cessent de construire des ponts et de préserver des équilibres fragiles entre leurs capacités d’agir, les réalités concrètes de leur environnement et les ressources disponibles. Sujets à part entière, même dans la situation de la plus extrême dépendance, quelles sont leurs capabilités ?
Dans mon ouvrage, je fais valoir la notion de capabilité qui trace la frontière entre ce qu’un environnement permet de faire ou d’être à un individu, et ce qu’il ne lui permet pas ou ne lui offre pas la possibilité de réaliser. Dans la perspective des capabilités l’environnement est comme un prolongement de l’individu. Le sujet, initialement privé de sa capacité à réaliser les mêmes actions que des personnes valides, peut (re)créer d’autres formes de liberté en collaborant avec un environnement qui s’ajuste alors à ses besoins. L’environnement propose des possibilités d’agir qui correspondent davantage à la mesure de l’individu ; c’est à l’individu de choisir de s’en saisir selon ses capacités et ses préférences. A priori limité par son incapacité, il recrée alors des équilibres de vie à sa mesure, pour mener son projet de vie. C’est donc l’environnement qui peut faire basculer une situation bien ou mal vécue de handicap, en jetant (ou non) des ponts qui permettent à l’individu de dialoguer avec son environnement via d’autres possibilités d’agir, davantage à sa mesure. Ce schéma est bien sûr valable dans les situations de grande dépendance comme la mienne par exemple, ou dans celles du grand âge. Mais il est aussi valable d’une manière générale pour tout un chacun même si ces liens de vie à recréer et à pérenniser sont plus fragiles dans la situation de handicap.
Face à un même environnement tous les hommes ne sont pas égaux. Analyser les ressources disponibles, savoir en tirer parti exige de bien se connaître, d’ajuster son désir ou son projet à la réalité, de créer des perspectives et des étapes pour les atteindre. Comment les personnes en situation de handicap peuvent-elles apprendre à tirer parti de leur environnement ? De quels supports ont-elles besoin ? Comment la société peut-elle apporter son concours ?
Comme vous l’avez dit, tous les hommes ne sont pas égaux face à un même environnement, ce qui inclut, bien entendu, les personnes handicapées. Analyser, répondre de façon pertinente et s’y adapter dépendent de facteurs personnels dont la plupart découlent sans doute de l’éducation au sens large. L’articulation entre l’étape de la prévision et celle de la réalisation de l’action implique avant tout que ces ressources ont bien été identifiées, comme c’est le cas pour chacun d’entre nous face à l’environnement dans lequel il évolue. J’ai schématisé ainsi la confrontation de la situation de la personne handicapée avec son environnement, surtout celle qui pourrait s’appliquer à tout un chacun.
À ce niveau, la société n’a pas vraiment d’autre rôle à jouer que de laisser libre l’individu de développer ou non les projets de vie auxquels il aspire et qu’elle lui a donné les moyens de réaliser. Le rôle de cette dernière est d’accompagner en toute confiance l’individu handicapé en mettant à sa disposition les ressources et conditions qui seront nécessaires à son épanouissement, lui qui reste la dernière instance qui choisira de s’en saisir ou non, de transformer ces possibilités encore anonymes en son propre matériau quotidien s’il le juge utile.
Dans le troisième exemple de mon ouvrage qui étudie le parcours de vie de Temple Grandin, jeune femme autiste, je montre comment il n’y a pas seulement une adaptation de l’individu ou de l’environnement, mais un ajustement réciproque, chaque fois différent et original, des deux qui se coordonnent au mieux (voir Encadré 2). Cela implique de laisser se déployer le processus dans le temps : aucune situation ne peut être résolue de facto, mais demande au contraire de la part de chacun des acteurs un ajustement concerté qui se déroule selon le rythme de l’individu en situation de handicap. Ce second schéma qui prolonge celui présenté plus haut, déploie la dynamique temporelle de ces ajustements entre individu et environnement.
Temple Grandin a donc su tirer profit des capacités qu’elle pouvait développer en les exprimant dans le contexte où ces dernières étaient les plus à même de se réaliser. Parallèlement à son propre mouvement d’adaptation, elle adapte également l’environnement qui l’entoure de façon à trouver le meilleur mode de vie possible pour elle.
Évidemment, rares sont les individus en situation de handicap comme Temple Grandin, qui pourront également poser ce regard plus avisé et plus technique sur les adaptations de l’environnement dont ils ont besoin. C’est là que s’insère le rôle des professionnels qui connaissent très bien les matériaux dont le magasin Leroy Merlin dispose et les possibilités sur lesquelles ils pourront jouer afin d’accompagner le projet de vie de la personne handicapée.
Comment aider les professionnels à prendre en compte des manières d’être et des modes de vie n’entrant pas dans le schéma normatif – et illusoire – de l’individu totalement indépendant d’autrui dans la mesure où nos dépendances à l’environnement n’ont jamais été aussi grandes ni aussi fragiles ?
Peut-être peut-on simplement inviter les professionnels à se mettre davantage à l’écoute de la personne qui a besoin, écoute qui ne se réduit bien évidemment pas au seul canal informatif de la communication. On peut écouter les besoins de l’autre en l’observant tout simplement par exemple, en le laissant libre d’échanger avec vous sur ce qu’il juge important de vous dire ou pas par rapport à ses projets.
L’essentiel reste de ne pas plaquer un modèle préconçu quand l’individu singulier se présente : il faut toujours les adapter à sa situation particulière. Et toujours prendre en compte qu’une co-construction entre un individu et son environnement ne peut que s’inscrire dans le temps : il ne faut donc pas exiger des résultats immédiats.
La lecture de votre livre renouvelle l’alliance entre personnes valides et personnes en situation de handicap, et offre une occasion de sortir du schéma d’assistance traditionnel. Cela vous paraît-il possible aujourd’hui en France ?
Sans doute mais au prix d’un effort collectif, visant à modifier le paradigme à partir duquel nous regardons le monde du handicap aujourd’hui, paradigme qui devrait bien plutôt prendre sa source au coeur de l’expérience de la personne.
L’environnement social français peut même sortir renforcé d’un tel renversement, s’il accepte au préalable de « laisser la main » à la personne handicapée en se contentant de lui offrir des possibilités d’agir sans pour autant choisir à sa place. Cela équivaut à une « prise de risque » dans la mesure où les résultats produits ne peuvent jamais être prévus à l’avance. Sommes-nous prêts dans notre
pays à un tel mouvement ?
Propos recueillis par Pascal Dreyer, janvier 2018