Autonomie « De l’Ehpad à l’Ehpad. Déménager au temps du covid-19 »

« De l’Ehpad à l'Ehpad. Déménager au temps du covid-19 »

Documentaire de Frédéric Balard, Elsa Martin et Eva Baysset


Vidéo

À la fin de ce documentaire passionnant, qui ne cesse d’ouvrir des questions toujours plus profondes sur ce que signifie habiter et habiter une structure collective dans le grand âge, l’ancien directeur de l’Ehpad Les Buissons de Xertigny reconnaît : « il faut se projeter dans un nouvel Ehpad. Même Les Buissons qui est tout neuf c’est la transition ». Faut-il y voir un aveu d’échec au sujet d’un projet flambant neuf et cochant en apparence toutes les cases des attentes contemporaines en matière de fonctionnalité et d’attention aux personnes et à leur cadre d’existence ? Rembobinons.

Origine du documentaire : le déménagement d’un Ehpad

Frédéric Balard et Elsa Martin, sociologues à l’université de Nancy, ont suivi entre 2019 et 2022, le projet de déménagement des résidents de l’Ehpad Saint-André de Xertigny (Vosges) vers un nouvel Ehpad, reconstruit à neuf dans la zone artisanale de la commune. L’ancien bâtiment avait été construit dans la ville en 1865 pour accueillir les vieux indigents. Malgré deux rénovations, en 1934 et 1994, l’ensemble des bâtiments et espaces n’était plus aux normes de sécurité, entravait le travail des professionnels, ralentissait la circulation des résidents, notamment en raison d’une unique « liaison verticale » entre les différents étages. Le questionnement des sociologues s’est centré sur le vécu du déménagement des résidents des professionnels et des élus. Que signifie pour les résidents de cette institution locale de devoir la quitter après avoir renoncé à leur logement ? L’hospice Saint-André a fait partie de leur paysage quotidien depuis l’enfance. Comment appréhendent-ils les plans qui leur ont été présentés puis la confrontation à la réalité de l’architecture, des espaces communs et de leur chambre ? Comment ces perceptions sont-elles accompagnées par les soignants, la direction ? Comment les professionnels réceptionnent-ils les lieux et s’y installent-ils ?

Le parc de l’ancien Ehpad offrait aux résidents une vue sur un parc arboré qui leur procurait beaucoup de joie.
©centhor_2023

Ehpad saint-andré xertigny balard

L’ancien Ehpad Saint-André à Xertigny, construit en 1865
©centhor_2023

Quitter l’Ehpad : l’expression des sensibilités

La caméra sensible de Frédéric Balard et d’Elsa Martin enregistre avec tendresse les angoisses des résidents à l’idée de quitter l’Ehpad Saint-André auquel ils sont très attachés, certains y ont même travaillé avant d’y résider. Cet attachement s’exprime à travers des expériences sensorielles et relationnelles auxquelles ils accordent une grande importance, comme avoir une vue sur le parc centenaire et ne pas se sentir isolés par rapport à la ville : « moi je me plais bien ici. On a un étang qui est tout près. On voit du monde, on n’est pas isolés » dit une femme de 77 ans. Le parc du nouvel établissement va être aménagé à l’issue de la construction. Il n’offrira donc pas le même lien à la nature et… au temps. C’est ce que souligne une femme de 89 ans en insistant sur son reste à vivre qui ne lui permettra pas d’éprouver les mêmes plaisirs, les mêmes joies et le même sentiment temporel de permanence : « j’aime tellement la nature, on va se retrouver prisonniers un peu. Ils vont en planter [des arbres] mais le temps qu’ils rattrapent ceux qu’il y a ici,  on sera plus là ». Et puis il y a les craintes liées à la nouvelle implantation. Même si le lieu-dit des Buissons-Joson est lié à des souvenirs d’enfance pour nombre d’habitants qui y ont fait de la luge en hiver, c’est aujourd’hui une zone artisanale. Si pour les élus et les responsables du projet il s’agit d’un environnement propice à des rencontres intergénérationnelles en raison de la présence d’une crèche, les résidents, eux, y voient surtout un rappel de leur finitude : « on va se retrouver au milieu de gros bâtiments, là-haut, la crèche, les notaires, le funérarium, tout ça ». Et puis il y a leur appréhension face aux plans qui leur ont été présentés. Ils perçoivent que le nouvel Ehpad pourrait être moins « intime », moins contenant que l’ancien avec ses couloirs plus petits, plus étroits, ses chambres plus petites, plus proches de l’intimité qui a construit leur expérience d’habiter  : « ça sera moins intime, moins… j’appréhende » dit une femme de 89 ans qui met en lumière l’importance des échelles spatiales dans le sentiment d’habiter ou de ne pas pouvoir habiter. Et face à ce qui est perçu comme un changement d’échelle significatif  « j’ai peur là-haut de mettre 107 ans pour retrouver mes repères », c’est-à-dire de jamais y parvenir. Toutefois, le documentaire esquisse une différence d’appréciation genrée de ce déménagement et des espaces actuels et futurs. Les hommes peuvent regretter de quitter l’Ehpad Saint-André mais ils en décrivent aussi les désagréments actuels de manière concrète. Le nouvel Ehpad devrait leur offrir de meilleures possibilité de circulation, donc d’autonomie. Ils balayent d’un revers de la main la question des arbres auxquels sont si sensibles les femmes : « ça poussera [les arbres]je crois qu’on sera aussi bien là-haut qu’ici. Peut-être mieux car ici il y a beaucoup de descentes. (…) On peut glisser. Là-haut ça sera plus facile, y a une belle route. Et quand on prendra la petite route pour aller à la salle polyvalente, ce sera impeccable » affirme ainsi un homme de 82 ans.

ehpad saint-andré xertigny balard

Le parc de l’ancien Ehpad offrait aux résidents une vue sur un parc arboré qui leur procurait beaucoup de joie.
©centhor_2023

ehpad saint-andré xertigny balard

L’accessibilité du nouvel Ehpad représente une sécurité de déplacement appréciée par les résidents.
©centhor_2023

La covid-19 : un contexte de déménagement défavorable

Le déménagement survient en crise pandémique, fin 2020. Les règles sanitaires empêchent la mobilisation des familles qui ne peuvent que « réceptionner » leurs proches dans le nouveau bâtiment sans pouvoir les accompagner d’un lieu à un autre. Une ambiance de fête créée pour l’occasion transforme les soignants en gentils organisateurs de club de vacances. Mais cela ne suffit pas. Le parti pris architectural, massif, dense et la rigueur des façades produisent un choc sensoriel et psychique. « Je suis venue ici de mon plein gré. Et quand je suis arrivée ici, quand j’ai vu le bâtiment en face, alors là ça m’a achevée. J’ai fondu en larmes, je ne pouvais plus. Je regardais, j’avais l’impression que c’était une prison, je peux pas vous dire l’effet que ça m’a fait. » dit ainsi une femme de 97 ans. Les professionnels se sont réjouis de l’aboutissement de ce projet de construction neuve car il leur promet une amélioration de leurs conditions de travail et la mise en place d’un nouveau projet. La pandémie vient doucher leurs espoirs. Deux clusters replient l’établissement sur lui-même et confinent immédiatement les personnes dans leur chambre. Les professionnels ne peuvent pas accompagner l’appropriation par les résidents et leurs proches de la multiplicité des lieux : salons, couloirs, place du village, etc. Eux-mêmes vivent les espaces nouveaux sur le registre de l’urgence et du cloisonnement.

ehpad xertigny balard

Le parti pris architectural, dense et massif malgré les ouvertures de la « place du village » impressionnent certains résidents
©centhor_2023

Une perception de la réalité des espaces et des temporalités aux multiples visages

Lorsque Frédéric Balard et Elsa Martin reviennent dans l’établissement en 2021, la parole des soignants porte encore la trace des effets de la focalisation sur les clusters et de la gestion de l’urgence au détriment de la mise en place de nouvelles organisations et de l’accompagnement des résidents dans des espaces collectifs surdimensionnés. Le projet de parler avec les résidents, en petits groupes, du déménagement a été annulé et n’a pas été repris. Celui d’accompagner l’occupation des espaces communs de manière vivante s’est perdu aussi. Une femme de 90 ans évoque ainsi en 2021 cette période et son regard sur le bâtiment. Son expérience d’habiter ce lieu nouveau est marquée par une certaine indécision temporelle, la difficulté à se constituer des repères et les pertes : « ça fait combien de temps qu’on est ici… quelques mois. J’ai pas encore fait le tour du bâtiment. Et on a l’impression qu’on est, qu’on est un peu perdus. On n’a encore pas nos marques. Puis tout a été un peu bouleversé. Y a plus de chorale, y a plus de sorties, c’est dur vous savez ça. C’est un beau bâtiment, c’est… mais enfin ce qui manque c’est ça, qu’on se trouve isolés. Et puis on a perdu des amis, on avait sympathisé. Et puis ça faisait un moment qu’on était à Saint-André. Il y a plein de choses… Tout est arrivé au même moment, hein ». Soignants et direction notent l’amalgame, qu’ils jugent excessif, que font les résidents entre le déménagement, la survenue des clusters et les conséquences qu’ils ont eues dans leur vie. Les images de Frédéric Balard et Elsa Martin donnent alors à comprendre finement la différence qu’il y a entre habiter un lieu qui constitue pour chaque résident une réalité totale et la seule réalité et le fait de venir y travailler, ce même lieu ne constituant qu’un aspect de la réalité des professionnels, aussi important soit-il. Ces images donnent aussi à voir et à entendre que les perceptions de la réalité des espaces et des temporalités des différents acteurs ne se rencontrent pas ou pas assez dans un contexte architectural porteur d’intentions contradictoires.

ehpad xertigny balard

Dédiés à la circulation, trop vastes, les espaces deviennent des non-lieux malgré la présence de meubles anciens censés les domestiquer.
©centhor_2023

ehpad xertigny balard

Conçue comme une place de village, la plus grande salle de l’établissement n’est pas appréciée par les résidents actuels (trop grande, pas assez contenante, trop sonore) au point que les professionnels tablent sur une « nouvelle population », à venir, auquel cet espace conviendrait.
©centhor_2023

S’approprier un nouvel espace de vie : quand l’espace demande des efforts

Un an plus tard encore, les tensions se sont apaisées même si des regrets persistent. Résidents et soignants sont entrés dans une nouvelle phase de vie avec et dans le bâtiment. L’espace est mieux appréhendé et décrit. Il est donc évalué : « je trouve qu’on est éloignés les uns des autres. Là-bas on était plus rassemblés [mouvement des mains], plus…, c’était plus convivial. Ici on est un petit peu perdus. Dès le dimanche y a trois personnes dans une grande salle comme ça, ça fait drôle. C’est moins… » dit une femme de 90 ans. Une autre, plus jeune, 78 ans, souligne le caractère persistant pour elle du sentiment d’immensité des lieux : « on y retournerait bien à Saint-André. C’était petit, c’était amical. Tandis que là c’est immense ». Ces deux personnes soulignent l’inadéquation des espaces du nouvel Ehpad avec leurs expériences corporelles de l’habiter (Dreyer, Vernay, 2023). Les soignantes soulignent quant à elles l’écart entre un vieux bâtiment chargé d’histoire et dont l’architecture renvoyait explicitement aux habitudes de vie des résidents et celle du nouvel établissement tournée vers la fonctionnalité et la praticité. Mais si elles apprécient les gains fonctionnels dans les salles de bains des résidents et l’amélioration globale de leurs conditions de travail (la pharmacie est bien agencée, une fenêtre permet l’aération et offre une vue par exemple), il y a trop d’espace et des erreurs de conception évitables car elles n’ont pas vraiment été associées à cette étape du projet. Comme les résidents, mais sur le registre de l’activité, elles soulignent les efforts que demande un trop grand espace : « après beaucoup trop d’espace, c’est un peu le seul bémol, c’est un peu trop large. On fait trop de kilomètres. Il y a beaucoup de salons qui ne sont pas forcément occupés et qui font que les axes sont plus larges, plus longs. » De son côté l’animatrice, ne disposant pas de salle, doit organiser ses animations sur la « place de village », lieu emblématique de la convivialité et du vivre-ensemble de l’établissement. Son appréciation n’est pas très positive : « parce que, certes, on a la grande salle à manger, la grande place du village, mais ce n’est pas forcément l’idéal pour faire des animations. La communication n’est pas facile, c’est aussi un lieu de passage, on est parasités sans arrêt »Sonore, perturbante sensoriellement, paradoxalement isolante alors qu’elle devrait rapprocher les personnes, la place du village avec ses fausses boutiques peine à fonctionner. Un homme qui n’a pas connu l’ancien Ehpad témoigne toutefois d’une première appropriation des lieux. « moi, ici, je suis chez moi, je colle des affiches, des machins au mur. C’est ma chambre quoi… je fais pas ce que je veux, mais presque… Le petit salon qui est là, c’est moi qui l’ai fait [vue d’un petit salon aménagé dans une portion du couloir, vers une fenêtre – appropriation], pour le décorer. On a demandé une table, les jeux de lumière c’est moi qui les ai amenés. Autrement, on va essayer de faire notre petit Noël entre nous ». Il a su au sein d’espaces peu délimités et manquant de repères (couleurs neutres) reconstituer un monde à son échelle.

ehpad xertigny balard

Les résidents ne sont pas dupes de l’argument intergénérationnel avancé par la maire de Xertigny pour justifier du déplacement de l’Ehpad dans la zone artisanale. Cette dernière accueille une crèche, un officine notarial et la maison funéraire que les résidents demandent à ne pas voir.
©centhor_2023

Le message du documentaire : quelle fonction sociale pour les Ehpad aujourd’hui ?

À travers l’attention aux espaces et à leurs significations concrètes et symboliques pour toutes les personnes interrogées, ce à quoi nous invite à penser ce documentaire c’est à la fonction sociale des Ehpad aujourd’hui. L’Ehpad des Buissons montre qu’il se situe à la confluence d’injonctions contradictoires qui se fondent dans une approche strictement sanitaire, sécuritaire et gestionnaire. Or, si la fonction que la société délègue aux Ehpad est celle de l’accompagnement des dernières années de la vie et des moments du mourir de ses membres les plus âgés, leur architecture doit être à la mesure des corps qui y vivent et qui y travaillent, qui y construisent des relations et y traversent des épreuves qui, aussi difficiles soient-elles, ne sont pas seulement négatives (Dreyer, 2009). Même améliorés, enrichis et croisés, les modèles historiques de la caserne (embrigadement), du couvent (retrait spirituel du monde), de la prison (enfermement et exclusion temporaire ou durable de la société) et de l’usine (chaîne plus ou moins automatisée de production de biens) ne peuvent répondre aux attentes sensorielles et aux besoins de care (attention, bienveillance, relation, protection) des personnes âgées qui y vivent, des proches qui s’y rendent et des personnels qui y travaillent (Fleury, de Thoisy, 2022). Ce sont pourtant ceux qui continuent d’être appliqués avec constance. Le documentaire de Frédéric Balard et Elsa Marin rend compte de manière concrète de l’inconscient collectif qui anime la production actuelle des Ehpad, de la place que nous accordons aux personnes trop âgées ou trop fragiles pour rester au cœur de la ville, place exclue dont elles ont une conscience aigüe, et de la parole qu’elles nous adressent pour signifier ce que c’est qu’habiter un lieu jusqu’au bout de sa vie (Dreyer, 2017 ; Cérèse, Charras, 2023). Le psychanalyse anglais Donald Winnicott a dit un jour « oh, mon Dieu faites que je meurs vivant ». Cette phrase devrait guider la conception des futurs Ehpad auxquels songe peut-être l’ancienne direction de l’Ehpad de Xertigny lorsqu’elle évoquait que le nouvel établissement n’était que « de transition ». Pour longtemps.

Pour voir le documentaire : https://cenhtor-msh-lorraine.cnrs.fr/s/ressources-en-gerontologie/item/3319

Pascal Dreyer, septembre 2023

Sources scientifiques :

  • Cérèse, Fanny, Charras, Kevin (2017). « Être « chez-soi » en Ehpad : domestiquer l’Ehpad ». In Dreyer, Pascal. Habiter chez soi jusqu’au bout de la vie. Gérontologie et société, n°152, vol. 39/2017,Paris, Cnav
  • Charras, Kevin, Cérèse, Fanny (2023). Des espaces à l’aune du vieillissement. Gérontologie et société, n°171, vol. 46/2023, Paris, Cnav
  • Dreyer, Pascal (2009). “Deuils professionnels, un compagnonnage entre vif et mort » in Dreyer, Pascal (dir.), Faut-il faire son deuil ? Collection Mutations. Paris, Éditions Autrement
  • Dreyer, Pascal (2017). Habiter chez soi jusqu’au bout de la vie. Gérontologie et société, n°152, vol. 39/2017,Paris, Cnav
  • Dreyer, Pascal, Vernay, Florence (2022). Arrangements. Expériences corporelles de l’habiter au fil de la vie. Les chantiers LEROY MERLIN Source n° 51. Lille, LEROY MERLIN France
  • Fleury, Cynthia, de Thoisy, Eric (2022). Soutenir. Architecture, ville et soin. Hors collection. Paris, Pavillon de l’arsenal

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