Entretien avec Cyrus Mechkat, architecte et correspondant LEROY MERLIN Source
Leroy Merlin Source rend compte du projet que les architectes Cyrus Mechkat et Bill Bouldin ont conçu pour la fondation Butini au sein de leur agence. Il s’agit d’un établissement médico-social (EMS) devant accueillir 143 résidants et autant de professionnels.
Pour produire ce nouveau bâtiment, les deux architectes ont travaillé à partir des trois cercles d’expériences dont l’individu est le centre. Ces cercles vont des espaces privés (le logement) aux espaces publics (la ville, le département, etc.) en passant par les espaces intermédiaires (immeuble, quartier). Ils ont été ainsi attentifs à un mouvement de l’intime vers la vie sociale qui se noue au travers des interactions que le cadre architectural peut soutenir, accompagner, rappeler, ou au contraire empêcher. Le résultat est un ensemble de trois bâtiments reliés par une rue principale. Chaque unité constitue un quartier qui a besoin des apports des autres unités pour fonctionner. Chaque chambre a été pensée comme un domicile offrant potentiellement toutes les fonctionnalités et les plaisirs du chez soi.
En ouverture de cet entretien, Cyrus Mechkat revient sur le renversement de perspectives et l’évolution des mentalités auxquels nous invite l’allongement de la durée de la vie. Plutôt que de concevoir des lieux spécifiques pour les personnes âgées et handicapées, pourquoi le logement normal n’intégrerait-il pas des normes de praticité et de confort issues de l’habitat spécifique ? Evitant ainsi des surcoûts non négligeables à la collectivité, proposant des capacités d’évolutivité et d’adaptations aux nouvelles demandes sociales et améliorant sensiblement le confort de tous, à tous les âges de la vie.
Entretien avec Cyrus Mechkat qui rejoint cette année le groupe de travail Habitat, handicap, vieillissement, dépendance de Leroy Merlin source.
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Votre réflexion porte actuellement sur l’architecture adaptée. Vous rappelez dans vos articles que la nouvelle normalité est aujourd’hui « la spatialité de la personne fragilisée et qu’elle est appelée à remplacer l’ancienne normativité ergonomique fondée sur l’homme valide. ». Pourquoi ?
Je constate aujourd’hui que même les acteurs qui ont la meilleure volonté du monde, les meilleures techniques, les meilleurs savoirs et savoir-faire, tant dans le domaine de la construction que de la sociologie, continuent de penser l’architecture adaptée à partir des cas « exceptionnels » que seraient les personnes handicapées et les personnes âgées. Cette pensée de l’autre en difficulté ou vulnérable produit des bâtiments à coûts élevés alors que les moyens financiers disponibles pour satisfaire les besoins de ces populations sont en baisse constante.
Par ailleurs, les personnes les plus concernées dans la vie ordinaire par l’avancée en âge, je pense notamment aux quinquagénaires et aux sexagénaires, se détournent des questions que va leur poser leur habitat. Ils refusent d’anticiper une possible perte d’autonomie (même mineure) et la stigmatisation de leur logement par des adaptations voyantes leur rappelant le milieu hospitalier. Et ce malgré l’exemple vécu des difficultés de leurs parents. Lorsque la perte d’autonomie survient, il est alors trop tard pour remanier, adapter le logement. Si je résume ma pensée de manière drastique, je peux dire que ni les individus ni le collectif ne parviennent à penser la production d’un logement adaptable à tous les âges de la vie, de manière sereine et dégagée des représentations négatives attachées au handicap ou au vieillissement. Mais cette révolution des mentalités professionnelles et sociétales est impérative pour répondre aux défis du vieillissement des populations en Europe.
Quels sont les effets de ce refus de faire du logement adaptable et modulable la nouvelle norme ?
L’effet majeur est que la production du logement ordinaire ne pourra pas connaître d’avancées significatives tant que sa norme ne prendra en compte ni le handicap ni le vieillissement. La prise en compte de la fragilité de l’habitant par les commanditaires et les architectes doit favoriser l’émergence de pratiques globales, neuves, et la rédaction de nouvelles normes. J’en suis de plus en plus convaincu même si cela n’apparaît pas clairement dans l’ensemble des projets réalisés actuellement. De mon côté, j’ai, avec mon collègue Bill Bouldin, mis en place divers projets depuis plusieurs années. Ils restent dans les tiroirs car mes interlocuteurs, même convaincus, finissent par lâcher prise tant sous la pression des représentations habituelles qui font que l’on traite de manière distincte l’habitat courant et l’habitat des personnes fragiles ou fragilisées que par crainte de surcoûts.
Comment peut-on agir pour réformer les mentalités et les représentations ?
Il faut faire aujourd’hui du lobbying pour transformer en profondeur les mentalités et les représentations du handicap, de la vieillesse et de la place de ces personnes dans la cité. Il s’agit d’un renversement du paradigme traditionnel de la pensée, renversement qui commence à s’élaborer conrètement dans quelques lieux dont les journées d’étude de Leroy Merlin Source auxquelles j’ai pu participer. Mais il faut aussi donner davantage et autrement la parole aux acteurs et aux habitants des expériences les plus avancées en Europe en matière d’habitat : je pense aux Berlinois et aux Danois qui inventent en ce moment à la fois des modes de vie et des espaces qui répondent à ces nouveaux besoins.
Comment qualifiez-vous le logement actuellement produit en nombre pour les trente ou cinquante prochaines années ?
C’est un logement courant qui correspond aux besoins, aux habitudes de vie et à la répartition du travail domestique entre les genres de la famille bourgeoise du milieu du XXème siècle. Or, la demande sociale et les pratiques de vie ont considérablement changé depuis la fixation de ce modèle. Familles monoparentales et recomposées , enfants restant jusque dans l’âge adulte au domicile des parents, changement profond des rapports de genre au sein de l’espace domestique et donc de son occupation par l’homme ou la femme, irruption du travail dans l’espace privé, colocation, etc. Autant de transformations des réalités de vie et des attentes dont peu d’architectes et de promoteurs tiennent compte car ils sont prisonniers de leur vision idéalisée de la famille traditionnelle . Je trouve frappant que même les mouvements féministes n’aient pas encore pris la mesure de l’impact de l’organisation spatiale sur les rapports de couple et de genre, sur leur évolution. Il faut absolument commencer à fédérer des demandes sociales qui semblent éparses, comme par exemples …, pour créer un modèle ouvert et neuf qui donne satisfaction à ces différentes demandes et réalités sociales.
Pourtant, on constate, dans les grandes métropoles, que les habitants s’organisent, veulent construire un logement ou un habitat qui leur convienne avec de multiples options : échapper au ghetto, retrouver de la mixité ou au contraire se retrouver entre soi.
Bien sûr, à Genève, comme dans les grandes métropoles européennes, je connais des collectifs d’habitants plus émancipés, plus évolutifs que la majeure partie des citoyens. Ils tentent de trouver des formes d’habitat répondant à leurs attentes. Certes cela ne correspond pas à la demande majoritaire, mais ces personnes ou ces groupes de personnes possèdent le capital culturel et les ressources nécessaires à de telles expériences. L’enjeu consiste à aller au-delà des formes d’habitat communautaire, ou écologique. Mais le mode d’entrée dans ces projets n’est pas celui du collectif. Il est le fait d’adhérer individuellement à des normes et des valeurs qui construisent de l’inclusion (je me reconnais dans les mêmes aspirations) et de l’exclusion (je rejette ceux qui ne les partagent pas).
Je connais ainsi deux groupes de quinquagénaires qui souhaitent déménager de leur logement actuel avant qu’il ne soit trop tard. Mais ils ne trouvent pas chaussure à leur pied à Genève, caractérisé par la rareté de terrain constructible et une lourde crise du logement. Lorsqu’ils identifient un terrain, le vendeur l’a généralement viabilisé et confié à un architecte. L’achat de ce terrain est donc conditionné au fait de laisser l’architecte construire un bâtiment dans lequel l’intervention des futurs habitants sera inexistante. Il n’y a donc pas de possibilité pour ces personnes d’organiser à leur guise les espaces qui seraient ceux de leur mode de vie. En fait, ces demandes ne sont pas encore bien identifiées par les professionnels et les pouvoirs publics. Les seules qui trouvent grâce aux yeux de ces derniers sont celles qui concernent l’impact sur l’environnement car elles sont bien relayées par des organisations de lobbying et par les représentations liées aux craintes du changement climatique et à la transition énergétique.
Est-il possible de passer d’une conception négative des logements adaptés (et donc perçus comme stigmatisants) à une conception positive ? Et comment ?
La question que les architectes devraient se poser est celle-ci : est-ce que les dispositions architecturales adaptées au handicap peuvent être reprises et généralisées de façon à permettre d’élever la qualité au logement ordinaire ? L’angle ne doit pas être celui de l’adaptation mais de l’augmentation du confort de tous, à tous les âges de la vie, sans surcoût. La question économique est indissociable de notre situation actuelle, mais aussi de la généralisation de solutions toujours plus spécialisées et confinées à des populations particulières. Dans ce sens, le progrès se fait à mes yeux autant par l’innovation que par l’affrontement et le dépassement des contraintes. Je vais vous en donner plusieurs exemples.
Les bus à plancher surbaissé ont été inventés pour les personnes handicapées se déplaçant en fauteuil roulant. La contrainte de l’embarquement d’une aide technique encombrante a modifié de manière significative l’organisation de l’espace intérieur qui en a été considérablement enrichi. Selon la longueur de mon trajet, ma fatigue, le temps dont je dispose, je peux me tenir debout, m’asseoir en hauteur, préférer être dans un face à face avec un ami, etc. L’adaptation de l’espace de ces bus aux besoins des personnes handicapées répond ainsi désormais à de nombreux usages sociaux, individuels et collectifs.
Autre exemple : la double porte coulissante en angle de la chambre de l’EMS que nous construisons pour la fondation Butini. Transposée dans un logement ordinaire, elle peut offrir plusieurs solutions d’aménagements et d’occupation de l’espace en fonction des habitants et de leurs besoins, notamment pour les mamans avec de jeunes enfants. L’espace de la pièce comme celui de la salle de bains s’agrandit ou se rétrécit selon les habitudes et les modes de vie. Cette solution pourrait être appliquée à la cuisine par exemple.
Dernier exemple : les logements répondant aux troubles cognitifs de leurs occupants. L’objectif en est une meilleure appréhension des fonctions de la vie quotidienne et le soutien apporté par le cadre architectural à la participation active des personnes. L’architecte a recours aux contrastes de couleurs, à des choix judicieux de matières à toucher, à sentir, etc. Il manifeste les différences entre intérieur et extérieur en créant des vues sur des points de repères appropriables. Il ne crée pas une signalétique hospitalière, il met en place des codes à travers son choix de matières et de matériaux. Un logement ordinaire ainsi aménagé et équipé conviendrait aussi à un ménage avec de jeunes enfants, en pleins apprentissages cognitifs ! Les enfants sont les plus mal-lotis aujourd’hui lorsque l’on regarde la conception des appartements : chambres petites, réduites à des sortes de boites, allèges hautes des fenêtres empêchant la vue sur l’extérieur. Alors qu’il faut, à travers la proposition architecturale, leur donner l’occasion de faire des expériences sensorielles.
Si nous revenons à l’habitat collectif de la fin de vie, quel a été le point de départ de la construction du nouvel EMS de la fondation Butini ?
La construction du nouvel EMS fait suite à l’analyse comparée entre une possible restructuration des bâtiments actuels octogonaux, datant des années 70 et la construction d’un bâtiment tenant compte de notre expérience et des besoins nouveaux des personnes. Les bâtiments des années 70 n’étaient plus adaptés aux besoins des personnes accueillies, à leurs capacités physiques, ni au travail des professionnels. En raison de leur forme octogonale, leurs chambres étaient inscrites dans des triangles dont une des pointes accueillait les sanitaires, ce qui n’est guère pratique pour des résidants qu’il faut désormais aider pour tous les actes de la vie quotidienne. Par ailleurs, le système constructif excluait toute possibilité de transformation intérieure. Après une étude comparée des coûts d’une restructuration et d’une construction neuve, il a été décidé de construire un nouvel EMS, le résultat qualitatif espéré de la restructuration étant très inférieur aux gains apportés par une conception nouvelle, travaillée avec l’ensemble des professionnels.
Quels sont les principes qui ont guidé le projet architectural ?
La conception du nouvel EMS s’est élaborée à partir des trois cercles d’action de tout individu. Au plus près, l’intimité et la protection du logement. Dans un second cercle, la convivialité des liens dans l’immeuble et le quartier proche. Dans un troisième cercle, la vie sociale, collective : la ville, le canton – ou le département –, la région, etc. La vieillesse associée à la dépendance croissante se traduit par un isolement progressif de la personne et la réduction de ces trois cercles, en raison de la perte de mobilité, de la rupture des liens de solidarité (avec les voisins, les proches, la famille), et du confinement dans un quotidien cloisonné. A certains moments de la vie, les trois cercles peuvent se superposer sans que ni le corps ni l’esprit n’oublient jamais les expériences passées que l’architecture peut alors restituer de manière concrète ou symbolique.
Est-ce à dire que vous avez reconstitué une copie du monde pour chaque résidant accueilli ?
L’EMS ne copie pas le monde : il donne à voir et à (re)vivre les expériences vécues au sein des trois cercles tout au long de la vie. Il reconstitue des espaces qui rappellent le vécu passé dans le présent.
La chambre offre en réduction les espaces du domicile ordinaire avec son hall, sa garde-robe, sa salle de bains, ainsi qu’un espace à vivre, carré, qui peut-être aménagé de différentes façons. Il est suffisamment spacieux pour permettre l’installation d’un coin séjour lorsque le résidant peut accueillir un proche dans son intimité. Si le lit prend une plus grande importance en raison de la dépendance et de l’intervention de deux professionnels, il peut être déplacé au centre de la chambre et permettre des circulations plus aisées pour la personne et le personnel. Sa nouvelle position effacera la qualité séjour de la chambre, qualité qui pourra être restituée pour un autre résidant.
La chambre que nous avons visitée ensemble a été conçue sur place. Nous avons bâti au cœur du chantier un prototype qui nous a permis de faire de nombreuses expérimentations et de travailler avec tous les corps de métier concernés, le maître de l’ouvrage et les professionnels de l’établissement. Avec ce prototype, nous avons pu tester avant la mise en œuvre des chambres elles-mêmes, nombre de dispositions, couleurs et équipements, pu faire des économies significatives en résolvant de nombreux détails constructifs ou techniques, pu éviter des erreurs. Par ailleurs, il nous a permis de concevoir des connections et une isolation de grande qualité. Entre chaque chambre, l’isolation phonique est celle d’un appartement de bon standing, avec une restitution des bruits de la vie.
Comment avez-vous matérialisé les autres cercles de la vie : la convivialité des relations de proximité et la vie sociale hors de son quartier ?
Le palier qui rend tangible le second cercle des espaces semi-privés / semi publics est constitué par l’unité de vie. C’est l’immeuble ou le quartier dans la vie ordinaire. C’est le lieu du contact et des rapports de voisinage. Les chambres, au nombre de 10 à 15 pour chacun des trois étages de l’unité, forment des petits groupes séparés par des locaux de soins ou de services et des espaces communs de séjour. Un espace de séjour par étage est doté d’une tisanerie. Les couloirs ne sont pas rectilignes mais animés par des avancées et des retraits, ponctués par les ouvertures sur les séjours, baignant dans la lumière du jour. Certains de ceux-ci s’ouvrent sur des terrasses d’étage. Ce couloir est conçu comme un lieu de déambulation et de promenade, sans cul-de-sac comme on en voit trop souvent dans les institutions closes sur elles-mêmes.
Au rez-de-chaussée, la personne âgée peut recevoir ses proches dans le salon de l’unité de vie, lieu collectif, ou aller jusqu’au bout du couloir qui est connecté aux terrasses extérieures, ainsi qu’aux services et activités qui se trouvent dans la « rue » principale (salle d’exposition, cafétéria, etc.), qui fait le lien entre les trois unités.
Une des originalités du projet architectural vient aussi du projet institutionnel de l’établissement. Chacune de ses trois unités accueille un ou plusieurs services transversaux de l’EMS. Au milieu des résidants qui y vivent, des professionnels viendront travailler sans être nécessairement dans le soin (maintenance, nettoyage, services de santé,…). Nous sommes persuadés qu’il sera très agréable aux résidants comme aux professionnels de se croiser et d’échanger sans être dans ce rapport de soins et d’assistance. Comme dans la vie quotidienne, ces relations sont agréables car elles sont variées et créent de la socialisation, provoquent de l’entraide qui n’est pas obligée mais choisie.
Et la ville ?
Le dernier cercle est celui du quartier élargi. Il s’agit pour nous de l’espace fédératif, lieu des activités communes. Il commence au sein de l’unité avec la salle à manger au rez-de-chaussée, et se poursuit à travers les trois unités et dans la « rue » puisque le lieu de culte, les lieux d’activités et les services sont distribués sur les trois unités afin d’inviter résidants et professionnels au déplacement. Le lieu d’exposition et de spectacle, polyvalent, est au centre du bâtiment, de même que la cafétéria avec sa cuisine largement visible à travers une baie. Cette possible déambulation est assimilable à l’expérience urbaine des personnes du sortir de chez soi pour pouvoir y revenir après l’activité. Nous sommes convaincus que l’EMS doit favoriser les trois grands types d’expériences humaines que nous avons décrites et non se focaliser sur une seule.
Par ailleurs, le bâtiment est conçu de façon à prendre en compte l’expérience urbaine des personnes âgées actuelles et à venir. Et offre des espaces pour l’inventivité et des usages que les résidants pourraient avoir, notamment la marquise qui court le long de la salle à manger, des séjours et salles d’animation. Enfin, et c’est là le rôle de l’architecte, le projet architectural ne cesse de ménager des perspectives et des points de vue, du proche au lointain.
Si je devais résumer ce projet, je dirai que le bâtiment favorise les interactions entre toutes les personnes présentes sans toutefois jamais ne les y contraindre. Résidants et professionnels, dans l’ordre de la sociabilité, doivent pouvoir choisir leurs relations.
Propos recueillis par Pascal Dreyer, Genève, Lyon, 2 et 16 février 2010
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