Habiter Transition climatique : vers la fin du confort moderne ?

Transition climatique : vers la fin du confort moderne ?

La transition climatique entre nostalgie et renoncements


Entretien

Vers la fin du confort moderne ? La transition climatique, entre nostalgie et renoncements

 

Le confort moderne, construit au cours des Trente Glorieuses, est-il destiné à disparaître dans la transition climatique et écologique ? Sommes-nous prêts à « renoncer » à une grande partie de ses avantages ? Quelle vision prospective proposent les designers qui pensent le futur ? S’appuyant sur la réflexion d’Olivier Le Goff qui a étudié la naissance du confort de masse dans un ouvrage toujours d’actualité, Tiphaine Monange, du studio NCI, à l’origine de la newsletter du blog La vie matérielle, vient de publier « Le confort moderne ». Elle y montre, de 1950 à 2020, comment nos normes de confort ont été édifiées sur un pacte politique et social qui s’est effrité depuis. Un confort avec lequel nous entretenons désormais une relation paradoxale et ambivalente. Encore incapables de nous détacher de ses valeurs et de le renouveler, nous en profitons tout en le critiquant et en multipliant les gestes plus ou moins opérants pour nous en dégager. Entretien avec Benjamin Rouffiac et Tiphaine Monange, designers, à l’initiative de cette publication accessible en ligne. 

 

« Le confort moderne », première publication du studio NCI, s’intéresse à la construction du confort des années 50 à aujourd’hui. Pourquoi ce thème ?

 

Benjamin Rouffiac : Ce thème est le fil rouge de notre travail des dix dernières années. Nous travaillons sur le confort et le climat intérieur avec plusieurs de nos clients, par exemple des industriels qui proposent des logiciels de supervision permettant de gérer et optimiser les dépenses énergétiques des bâtiments collectifs. Cet enjeu économique et écologique se retrouve aussi dans une étude produite pour le compte d’une grande marque de textile technique destinée à l’architecture climatique.

Tiphaine Monange : À titre plus personnel, je travaille sur le confort à travers les objets du quotidien depuis plusieurs années et le studio NCI m’a donné l’opportunité de croiser aspect technique et culture matérielle dans cette première étude publique. Elle nous permet de mettre en valeur notre capacité à rendre accessible des enjeux sensibles et la part humaine des problématiques techniques. 

 

Comment avez-vous conduit votre travail de recherche sur le confort moderne dans la masse documentaire existante ?

 

Tiphaine Monange : Nous disposions de sources éclectiques qui vont de périodiques de l’époque à des manuels techniques récents issus de notre documentation pour nos études clients. L’enjeu était de rendre accessible et attrayant un sujet technique (la ventilation, les réglementations thermiques successives) en les replaçant dans leur contexte historique et social. Une de nos références pivot est la thèse d’Olivier Le Goff sur le confort comme socle du contrat social passé dans l’après-guerre entre l’État et ses citoyens. Nous avons construit notre réflexion à partir de là. 

Nous souhaitions, au niveau des images, étudier la tension entre la représentation idéalisée du foyer et les intérieurs français réels. La matière que nous avons trouvée a un peu décidé pour nous. Nous pensions d’abord utiliser nos archives personnelles et familiales. Puis nous avons déchanté en constatant que nous ne disposions que de mises en scènes familiales dans lesquelles on aperçoit à grand peine un coin de meuble en arrière-plan. Beaucoup de renoncements adviennent aussi, dès qu’on remonte dans l’archive, en raison de la qualité variable des images disponibles. Nous nous sommes donc repliés sur la matière plus accessible des catalogues et revues de décoration. Cela, tout en essayant de surprendre un côté plus naturaliste et moins léché dans les décors de films. Nous voulions épingler ce décalage entre ce que retiennent les discours nostalgiques et la réalité perçue. Entre ce qui est donné en exemple et ce qui est accessible avec un pouvoir d’achat moyen.  

 

La promesse du confort moderne était autant technologique, sociale que politique. Quelles sont les étapes saillantes de la déception progressive de cette promesse et à quoi conduit-elle aujourd’hui ?

 

Tiphaine Monange : On trouve des critiques de la modernité technique dès les années 40. Avec, par exemple, Ravage de René Barjavel qui imagine un monde post-apocalyptique sans électricité et donc sans technologie. L’accès au progrès technique n’a pas été sans difficultés et sans lenteurs. Notre étude évoque par exemple la lente montée en puissance de l’électricité en France. Celle-ci a longtemps limité l’équipement en électroménager des ménages français. 

Les Trente Glorieuses ont porté l’idéal d’un progrès technique accessible à tous, d’une simplification des tâches quotidiennes, d’un raccordement général aux réseaux… Mais les années 70 et leurs crises successives marquent déjà le pas. Elles ont forcé à questionner ce que le confort nous coûte, notamment avec le débat autour du nucléaire. Les critiques se portent alors sur le plan écologique, mais aussi moral. Le confort rendrait les Français mous, complaisants, prêts à toutes les destructions de la nature et à toutes les compromissions politiques. C’est l’époque du Larzac, où on veut réinventer les modes de vie. Plus prosaïquement, on constate pourtant que, malgré le déplacement de certains vers les campagnes pour fuir la technique, ils sont plutôt, malgré leur esprit critique, demandeurs de ce confort. Ces problématiques résonnent aujourd’hui fortement. Chaque époque de crise déclenche un repli conservateur, donc un rejet de la technologie. On voit aujourd’hui que l’écologie est récupérée en partie par les milieux conservateurs pour refuser l’évolution technologique, en la rattachant à un avilissement des mœurs. 

 

Votre étude évoque que « le retour [contemporain] à l’inconfort et aux connaissances qui permettaient de le moduler prend les allures d’une brutale régression ». Le confort moderne nous a-t-il fait perdre en souplesse et en intelligence d’habiter espaces, lieux, gestes, etc. ?

 

Tiphaine Monange : Le retour à l’inconfort est d’abord à nuancer parce que nous restons dans une époque tellement avide de confort que c’est l’idée de tout recul qui semble une régression insupportable. Et il est vrai que tout n’est pas à renier dans le progrès technique. Les avancées et propositions du design ont rendu les gestes domestiques moins contraignants, même s’ils ont perdu, sans l’effort, une partie de leur sens. On peut prendre l’exemple de l’entretien des textiles qui mobilise plusieurs pages des manuels d’économie domestique. On y détaille des notions de température adaptée aux textiles et de repassage en gestes précis, avec des accessoires tels que la pattemouille… Toute la recherche de l’après-guerre a visé à libérer les ménagères de ces obligations de soin fastidieuses. Car nombre de femmes qui avaient eu accès à des services extérieurs de blanchisserie ou à des domestiques ont dû alors y renoncer. 

Il y a à cet égard une vraie ligne de partage dans les années 70, exprimée comme telle par les couturiers et industriels de l’époque. Le confort est désormais une donnée nouvelle et incontournable, y compris dans les costumes masculins les plus rigides. La prise en compte dans les objets de la maladresse des utilisateurs a permis de progresser dans leur accessibilité par le plus grand nombre, en faisant passer le confort avant l’effort. Nous voulons donc éviter la lecture moraliste du progrès comme amollissement des sociétés. Le confort d’utilisation permet aussi une certaine accessibilité. 

Il y a cependant une perte de précision et d’inventivité manuelle. Mais à voir la rapidité des évolutions techniques sur la période étudiée, on peut se demander si on n’a pas remplacé certaines valeurs par d’autres, sans avoir à dénigrer ces dernières. On a par exemple une adaptabilité accrue des habitants puisque la nouveauté est devenue plus valorisée que le respect des usages traditionnels. On peut souhaiter renouer avec le respect des objets et leur maintenance sans sous-estimer toutes les possibilités offertes par le confort moderne en termes d’horizons et de possibilités pour l’individu. L’innovation aujourd’hui doit être dans la mesure, pour garder assez de ressources partageables et ne pas régresser vers un monde où le confort serait l’apanage de quelques-uns alors que le coût en serait supporté par tous. 

La brochure « Le confort moderne » est téléchargeable en ligne ou à demander en édition papier sur le site du studio NCI. 

Propos recueillis par Pascal Dreyer, mars 2023

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