Habiter Activités Matthew B. Crawford, philosophe et mécanicien
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Matthew B. Crawford, philosophe et mécanicien

Entretien avec le grand témoin des 4mes Assises de l'habitat LEROY MERLIN


Entretien

Découvert en France avec EEntretien_Crawfordloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail (2010) puis Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver (2016) aux Éditions la Découverte, Matthew B. Crawford était le Grand Témoin en ouverture des 4mes Assises de l’habitat Leroy Merlin, en forte résonance avec le thème Penser avec, Faire ensemble. Il réconcilie dans ses écrits la tête et la main, le faire et la pensée. Il prône un monde dans lequel l’homme se confronte au réel plutôt que se contenter de représentations.

Aide électricien pendant son adolescence, Matthew B. Crawford a étudié la physique et la philosophie. Il a ensuite travaillé dans un think tank sans y trouver du sens, avant d’ouvrir un atelier/magasin de motos. Enseignant à l’université de Richmond (Virginie),  Il prépare un nouveau livre sur la philosophie de l’auto-mobilité.

Nous vous avons découvert en France avec votre ouvrage l’Eloge du carburateur : comment le travail manuel peut-il nous aider à rester en contact avec la réalité ?

Être un pur consommateur qui ne fabrique ni ne répare rien par lui-même, c’est être isolé de l’expérience des limites de sa propre appréhension du monde. Quand vous réparez un objet, vous faites face à votre ignorance et vous essayez de la dépasser. La société de consommation encourage le sentiment d’omnipotence, or c’est un fantasme. Elle nous fait croire que tous les objets/produits sont des extensions de nous-mêmes, juste bons à faciliter nos objectifs, sans résistance.
Celui qui répare une machine à laver doit l’écouter, la sentir, tourner autour, réfléchir : cela le fait sortir de lui-même et de son narcissisme, cela relativise son omnipotence. Être actif sur des objets est intéressant car cela le soumet temporairement à une résistance extérieure. Il doit admettre la logique de la machine et se mettre en position d’enquêter sur son dysfonctionnement. Il commence par faire des hypothèses sur les raisons pour lesquelles l’objet ne fonctionne pas. Souvent, il a tort et doit émettre une autre hypothèse. Il se comporte comme un scientifique qui doit faire preuve d’une humilité épistémologique pour comprendre, déterminer ce qui ne va pas. L’expérience de l’humilité face à une machine qui ne fonctionne pas est intéressante en ce qu’elle permet de développer une capacité intellectuelle qui n’est pas l’apanage de la science : elle se cultive aussi dans la pratique de la mécanique ou le travail manuel.
Si vous essayez de comprendre quelque chose qui vous est inconnu, et donc immatériel à vos yeux, cela contrebalance la posture du consommateur qui a tout à sa disposition pour son propre usage. C’est la façon dont nous traitons normalement une machine à laver : nous voulons qu’elle serve tout simplement à laver notre linge. J’essaye de mettre en lumière ce moment où cela ne fonctionne plus, où l’objet n’est plus à notre disposition. Il faut prêter attention à ce moment-là, qui correspond à une rupture du narcissisme. Il est l’occasion de prendre conscience de ce qui est réel, parce que celui-ci résiste à une fonction (laver votre linge) et oblige à chercher pourquoi et comment faire en sorte qu’il la retrouve.

Vous faites une distinction entre travail manuel et intellectuel : qu’est-ce que cela change dans la conscience d’être vivant ?

Quand vous faites un effort de pensée et que vous tentez de trouver ce qui vous semble juste, comme un scientifique cherchant une solution ou un journaliste essayant de capter une réalité sociale, c’est évidemment en lien avec la réalité. Ce type de travail intellectuel est tout aussi
concret que le travail manuel. La différence n’est pas tant entre le fait de travailler avec ses mains ou avec sa tête. Ce qui compte, c’est que votre travail implique votre propre jugement. Je fais cette distinction parce qu’il y a énormément de soi-disant métiers liés à la connaissance qui ne servent à rien, où le jugement et les argumentations changent selon le point de vue où l’on se place, en fonction des intérêts que l’on a, et où la plupart des employés ne sont que des exécutants d’une pensée volatile. Un métier intellectuel, c’est magnifique, encore faut-il le trouver ! Je défends le travail manuel et les métiers spécialisés parce qu’ils nous demandent d’être impliqués. C’est cognitivement très riche. Aujourd’hui, si je devais donner un conseil à un(e) jeune, ce serait : « trouve un métier qui résiste à la séparation entre penser et faire, entre l’intellect et le manuel, les cols blancs et les bleus de travail ».

Dans votre dernier ouvrage, Contact, vous vous interrogez, et nous avec vous, sur ce que vous appelez la « crise de l’attention » et « l’âge de la distraction » dans lequel nous sommes entrés. Que voulez-vous dire ?
Je veux parler de l’expérience de la fragmentation mentale. Dans la société de consommation dans laquelle nous vivons, notre attention est sans cesse captée par des messages publicitaires. Nous ne pouvons plus nous servir de notre attention comme nous l’entendons : elle est expropriée. C’est une expérience à laquelle les habitants du monde entier sont confrontés, pas uniquement dans les pays industrialisés : à tous les instants, dans l’espace public ou dans la sphère privée, de moins en moins de moments peuvent être consacrés à un sujet ou un objet choisi sur lequel se concentrer pendant suffisamment de temps pour le creuser selon son bon vouloir. Un tweet, une actualité, un mail arrivent… Où que vous soyez, en marchant dans la rue, dans le métro, le bus, à la plage… votre attention est captée par des messages publicitaires.
Dans cette situation, comment maintenir une cohérence mentale, un soi cohérent ? Il est fragmenté entre des parties capturées par les incessants messages publicitaires que nous recevons et des parts, de plus en plus réduites, où nous tentons tant bien que mal de choisir de porter volontairement notre attention. Comment un esprit capturé par des messages allant et venant dans toutes les directions peut-il être capable de prendre conscience de quoi que ce soit ? Toutes ces stimulations, tous ces objets et images qui s’introduisent par effraction dans notre univers, captent notre attention et nuisent à notre capacité à déterminer ce qui est réel et présent pour nous. La conséquence ? Un sentiment profond de perte d’autonomie mentale.

Quels sont nos moyens de lutter contre cette perte d’autonomie mentale ?
Je n’ai pas de remède miracle face à cela, mais je pense qu’une partie du problème serait réglé si l’on retrouvait la possibilité d’échapper à ce monde de représentations. Plus nous éliminerons les représentations médiatiques – c’est-à-dire, littéralement, ces objets qui se placent entre le monde et nous – plus nous rencontrerons le monde directement, plus nous réussirons à concentrer notre esprit et à éliminer les parasites. Pour cela, il faut retrouver le lien avec le monde réel. Quand tout semble devenir possible, qu’il n’y a plus de principe de réalité, que tout est appréhendable par la consommation de masse, le choix n’est plus possible, l’attention n’est plus dirigée. L’intérêt de l’attention – qui devrait être un bien commun au même titre que l’air pur ou l’eau potable – est qu’elle vous permet de sélectionner ce qui vous intéresse parmi tout le champ des possibles, et d’exclure le reste. La pratique manuelle permet de s’exercer à explorer en profondeur un objet ou une discipline : faire de la musique, fabriquer un meuble, tricoter, etc. Le plaisir qui en découle éclaire notre propre conscience, éveille notre autorégulation, c’est-à-dire notre capacité à déterminer ce qui est important de ce qui ne l’est pas, excluant ce qui peut venir la perturber. Nous avons cependant une capacité limitée d’autorégulation : il faut la préserver et l’entretenir, c’est toute une gymnastique. Elle est comme un muscle qui se fatigue facilement s’il faut constamment se détacher d’une foule de stimulations qui dispersent notre attention. Alors, se concentrer devient difficile. Mais lorsqu’un sujet, une construction, un objet revêtent un intérêt intrinsèque pour nous, l’effort d’exclure le reste est non seulement positif, mais formateur. L’expérience positive d’être impliqué entretient notre capacité à savoir s’exclure dont nous pouvons nous servir à chaque instant où nous sommes stimulés malgré nous.

Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver : tel est le sous-titre de l’édition française de votre livre. Voulez-vous retrouver le monde parce que vous l’avez perdu ?
Oui. Je pense sincèrement que nous avons perdu le lien au monde et que nous pouvons le retrouver en fabriquant des objets, en réparant des machines, en nous fixant des objectifs qui nous appartiennent. La matérialité des objets est intéressante, car elle offre une certaine résistance à notre volonté, qui demande de la concentration.
Je parle d’objets non manufacturés, à construire ou fabriquer, qui ne vous arrivent pas tout faits dans la main et dont vous avez à apprendre le fonctionnement ou le dysfonctionnement. Dans ce cas, la perte d’autonomie est positive : le fait de sortir de sa propre individualité, par exemple en jouant d’un instrument de musique ou en construisant ou rénovant sa maison, est comme un antidote au culte du soi qui prévaut dans notre société de consommation.

Vous dites dans ce livre que les Français ont un sens solide du bien commun : dans quel sens sommes-nous différents de la culture américaine ?
En France, d’après mon expérience – qui est somme toute relativement limitée – la culture collective me semble plus sensible à la manière dont les objets de la vie courante sont fabriqués et, de fait, à leur possible dégradation si vous n’en prenez pas soin. Les Américains se moquent des Français et de leur tendance à la régulation systématique. J’ai un point de vue plus mesuré et j’envie même l’attention que vous portez aux espaces publics et à leur préservation. C’est le cas, par exemple, avec la protection du patrimoine architectural et du caractère traditionnel des bâtiments publics. Aux États-Unis, tout le monde peut faire ce qu’il veut : les espaces publics sont totalement dévolus à la publicité, toutes les surfaces ont été investies à des fins commerciales : le message d’attente de votre carte de paiement, le tapis roulant où vous déposez vos bagages à l’aéroport, la rambarde de l’escalator, etc.

En France, la tendance au « do it yourself » bat son plein : que voyez-vous derrière elle ?

De ce point de vue, la France est très semblable aux États-Unis. C’est une réponse au manque d’occasions que nous avons d’agencer le monde, notamment au travail. Les gens rentrent chez eux et ont envie de tricoter un pull ou de rénover leur cuisine dans le but de retrouver l’expérience de l’action sur le réel. Quand vous travaillez dans un bureau toute la journée, il est souvent difficile de voir les résultats directs de vos actions. La chaîne des relations de cause à effet est confuse, l’expérience de l’agir peut-être illusoire, les normes ne sont pas toujours claires. Dans cet environnement, vous passez une importante partie de votre temps à gérer ce que les autres pensent de vous, qu’ils soient supérieurs ou inférieurs dans la hiérarchie, sans véritablement avoir de prise sur cela, finalement. C’est très frustrant. Un charpentier, face à un désaccord avec son patron, pourra simplement lui dire : « cela mesure tant de centimètres : vérifie par toi-même». Ce travail-là repose sur des normes concrètes qui ne peuvent être discutées, remises en cause en fonction de l’interlocuteur que l’on a en face de soi, manipulées à des fins mercantiles ou politiques. Elles sont solides. C’est agréable de travailler dans un environnement aussi limpide.
J’ai travaillé quelques mois dans un think tank et y ai été confronté à une grande malhonnêteté intellectuelle, une distorsion des faits en fonction des objectifs recherchés, etc. Par contraste, lorsque j’ai cessé ce travail pour ouvrir un atelier de réparation de motos, c’était délicieux ! Quand vous réparez un engin et qu’il démarre, et même s’il ne démarre pas, vous ne pouvez pas interpréter ce fait, lui donner un autre sens que celui qui vous est donné directement.

Dans quel sens les expériences de construction participative ou collective sont-elles intéressantes ?

Recréer le lien entre moi et le monde, c’est bien, mais c’est encore mieux de le recréer entre moi, le monde et les autres. Alexis de Tocqueville2 considérait que c’est en coopérant dans des activités concrètes et collectives que l’on prend l’habitude de la gouvernance, du compromis. Cela contribue à créer un esprit, une culture démocratique. Pour lui, la liberté est une compétence et elle doit être pratiquée, expérimentée, entraînée, exercée avec les autres. Je pense que construire ensemble nous confronte à notre propre insuffisance et au besoin que nous avons des autres : c’est très important pour la formation politique de véritables citoyens.

Le sous-titre des Assises de l’habitat est : « penser avec, faire ensemble » : qu’est-ce que cela vous évoque ?

J’aime l’idée de penser avec l’existant et, ensuite, mettre les choses ensemble. Cette formulation suppose de construire à partir d’un existant, de l’améliorer, de chercher des alternatives adaptées à un objectif : c’est très intéressant. On ne construit jamais un nouveau bâtiment à partir de rien. Les caractéristiques du site sont importantes, il n’est pas vierge. De plus, on fait avec un certain nombre de contraintes pour créer du fonctionnel et trouver des réponses à la question de la vie en collectivité. C’est très différent de l’idée communément partagée de créativité, où la création survient de nulle part, comme par enchantement. Cette idée de création ex nihilo est très théologique. Or, rien n’est plus faux de la part d’un artiste. Le culte de la créativité oublie que l’artiste travaille sur la base de contraintes : celles de son matériau (les mots pour un poète, la glaise pour un sculpteur, etc.) et c’est dans le cadre de ces contraintes qu’il met en oeuvre son énergie créatrice. Quand il s’agit de créer ou de rénover une maison, d’une manière encore plus prégnante, vous êtes obligés d’être fonctionnels : vous ne fabriquez pas une oeuvre destinée à un musée, mais un outil pour vivre, concrètement, avec les autres, ensemble.
C’est très humanisant : la construction ou la rénovation de bâtiments est une discipline où vous ne vous contentez pas de vous exprimer vous-même, mais où vous programmez une vie avec les autres, vous vous projetez dans ce à quoi doit ressembler une vie en collectivité. Quand vous concevez votre cuisine, vous vous imaginez en mouvement dans le lieu : à six heures du soir, alors que tout le monde est rentré à la maison, les enfants s’agitent, les parents s’activent dans la cuisine, autour de l’îlot où se prépare le dîner. L’équipement que vous imaginez est vivant avant même d’exister !

« Je me construis moi-même en construisant ma maison » : que pensez-vous de cette formule chère à Leroy Merlin ?

En construisant votre maison, en modelant l’espace où vous allez vivre, vous acquérez une compétence qui vous confère de l’individualité, des bases pour avoir de l’indépendance. Je veux parler d’indépendance de jugement : vous savez ce que vous faites. Mais cette formule valorise aussi le fait de posséder une maison comme étant un but et je ne suis pas certain d’y adhérer totalement. Par ailleurs, en faisant le lien entre le fait de se construire soi-même et de construire sa maison, il ne faudrait pas sacrifier au culte du soi et de la consommation. L’appel de la construction ne doit pas juste vous concerner vous, personnellement, sinon vous tombez dans le narcissisme et le fantasme de l’omnipotence dont on a parlé précédemment. Ces défauts inhérents à la société de consommation ont des effets délétères sur l’esprit. Je dirai plutôt : « je construis le monde en me construisant moi-même » !

Propos recueillis par Christel Leca

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