Entretien avec Claire-Line Mechkat
La Résidence de la Rive, qui accueille des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou d’affections apparentées, à Genève, s’est imposée comme un lieu d’exception depuis son ouverture en 2007. Un dialogue approfondi (cinq ans de maturation et d’échanges depuis le concours jusqu’à la finalisation du projet) entre direction de projet et architectes a permis d’approcher au plus près les enjeux du soin et de la qualité architecturale pour la création d’espaces qui tiennent compte de la multiplicité des places et des usages.
La Résidence de la Rive apparaît ainsi comme le manifeste d’une approche nouvelle de la maladie, de ses conséquences et des apports de l’architecture pour les patients, les proches et les soignants, en contexte non hospitalier.
Leroy Merlin Source s’est tout particulièrement intéressé à ce lieu qui apporte des solutions nouvelles et raffinées aux questions de sécurité, d’accompagnement et de sentiment de chez soi des résidants et des familles dans une période délicate de la vie des proches âgés.
Ce bâtiment qui dérange les repères habituels des lieux d’accueil pour personnes âgées dépendantes interroge autant ceux qui le pratiquent au quotidien que ceux qui le visitent.
Rencontre avec Pierre et Mireille Bonnet, architectes, et Claire-Line Mechkat, conceptrice, avec le Dr Jurg Faes du projet pour la Fondation Butini et actuelle directrice de la résidence.
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Comment la Fondation Butini a-t-elle organisée en 1999/2000 le concours d’architecture pour ce projet de résidence ?
Claire-Line Mechkat : la Fondation n’a pas lancé de concours sur la base d’un avant-projet qui aurait donné de grandes orientations et aurait fermé trop de perspectives avant toute rencontre et toute discussion. Nous avons initié directement un mini-concours sur invitation auprès d’architectes sélectionnés au préalable.
L’originalité de la démarche a été de ne demander ni plans ni dessins de la future résidence. En revanche, nous voulions que les architectes qui acceptaient de répondre à notre invitation nous apportent leur approche de la maladie, nous éclairent sur le rôle possible de l’architecture dans le cadre du soin et enfin nous indiquent comment ils souhaitaient travailler avec nous. Au fond, nous souhaitions initier, en amont du projet, une réflexion approfondie des architectes eux-mêmes, une réflexion équivalente à celle que nous menions déjà.
Comment des architectes reçoivent-ils une invitation de ce type et y répondent-ils ?
Pierre et Mireille Bonnet : L’invitation de la Fondation Butini nous a plongés dans une situation de non-savoir car les architectes sont désarmés face à la maladie et aux personnes âgées. Nous avons d’abord pensé ne pas répondre mais la teneur des questions a éveillé notre curiosité et nous a semblé compatible avec notre approche conceptuelle. Puis nous nous sommes pris au jeu et nous avons essayé de répondre avec humilité. Et très vite, nous avons senti que nous avions des convictions et des intuitions qui constituaient une base de dialogue.
Projeter « avec humilité » n’est pas une formule, car même si nous avons retrouvé en fin de projet notre intuition initiale, notre travail s’est construit par questionnements successifs. Notre chance a été de pouvoir entrer de manière profonde et sensible avec Claire-Line et le docteur Faes dans le projet de la fondation.
Lorsque vous répondez à la Fondation Butini, vous mettez en avant l’enjeu à la fois éthique, sensible et esthétique du projet. Cela sonne comme un manifeste. Pourquoi ?
Pierre et Mireille Bonnet : Le fait d’être désarmé ne doit pas vous empêcher de conserver des convictions. L’une d’entre elles, fondamentale, était de maintenir dans un projet d’habitat collectif avec vocation de soin une exigence esthétique forte. En rapport avec la maladie, la vie des patients et l’accueil des familles, l’exigence esthétique joue un rôle essentiel à notre avis.
Un enjeu poétique va se greffer à ces questions avec la « présence pure », expression reprise d’un titre d’un livre de Christian Bobin que nous ont offert Claire-Line et le docteur Faes. L’architecte doit permettre à l’habitant de s’exprimer et d’agir, c’est-à-dire d’être lui-même. La maladie d’Alzheimer invite à accueillir la présence pure de l’autre. Mais l’architecture doit aussi se manifester de manière pure pour remplir sa fonction et permettre cette expression. Disons que l’exigence architecturale, l’exigence des soignants et le besoin des personnes se sont rejoints dans la « présence pure. ».
Plus concrètement, une autre accroche intéressante était que le module le plus inspirant de l’établissement devait être l’unité de vie. Cette dernière est en effet comme une icône de la maison. Nous avons vite questionné l’enjeu identitaire de ces quatre unités de vie et leurs relations : soit une série de « maisons » indépendantes et identifiables, soit une grande « maison » qui en abriterait de plus petites.
Puis nous avons eu un entretien avec Claire-Line et le docteur Faes, dont nous conservons un magnifique souvenir. Nous en sommes sortis avec le sentiment d’une grande ouverture mais aussi de nous trouver dans un brouillard épais. Nous appréhendions de nous lancer dans un projet qui portait aussi haut tous les enjeux vitaux des patients, des familles et des soignants mais nous étions aussi attirés par leur curiosité intellectuelle au sujet de l’architecture. Entre les lignes de ces fortes préoccupations, nous avons pressenti, c’est important d’insister, une charge intensément poétique.
Comment, une fois choisis par la fondation Butini, avez-vous travaillé avec Claire-Line et le professeur Faes ?
Pierre et Mireille Bonnet : Nous avons visité un foyer de jour qui est devenu un lieu-ressources pour la conception de notre projet. Nous y avons puisé beaucoup d’inventivité et d’humour en observant les soignants être avec les malades et en essayant d’aller au-delà des lieux eux-mêmes. Nous avons aussi invité Claire-Line et le docteur Faes à un séminaire organisé au couvent de la Tourette bâti par Le Corbusier, séminaire qui avait pour thème « La rencontre et le lieu ». Nous ressentions communément que le projet nous demandait de mettre en œuvre et en relation deux logiques qui devaient se rencontrer à égalité : celle du soin de personnes vulnérables et celle de l’architecture.
Les visites des lieux de soins ont eu une importance cruciale dans la conception de la résidence de la Rive. Nous avons été très frappés par la déambulation des malades. Si cette déambulation est un trait distinctif de la maladie, nous l’avons aussi perçue comme une occasion de développer la promenade architecturale. Durant cette promenade (qu’elle soit un effet de la maladie ou choisie) dans un lieu clos et sécurisé, la personne doit bénéficier de points de vue variés sur son lieu de vie et éprouver un sentiment de sécurité. Cet objectif a conduit à la création au sein de la résidence de parcours intérieurs et extérieurs riches mais sécurisés dans les parties « jour » des unités de vie, et à la prise en compte de la déambulation nocturne dans les espaces « nuit ».
En résumé, la clé de notre « travaillé ensemble » a été un questionnement réciproque qui s’est établi dans une relation de confiance sans hiérarchie, les projets de soin et d’architecture se développant ensemble.
Le projet architectural manifeste une donnée fondamentale de la prise en charge des malades : la sollicitude. Comment avez-vous traduit architecturalement la notion de sollicitude à l’égard des personnes ?
Pierre et Mireille Bonnet : Nous nous sommes bien sûr appuyés sur l’expérience et les intuitions de Claire-Line et du docteur Faes. Ces derniers ont manifesté une très grande curiosité pour les apports de l’architecte à leurs exigences, à la traduction de ces dernières dans le bâti, parfois à leur dépassement. Ils ont laissé leurs questionnements ouverts pour que nous puissions faire des propositions. Mais comme évoqué plus haut, nous avons été très sensibles à la réalité des déambulations des personnes elles-mêmes, à la maladie. Dès les premiers moments de projet, une conviction nous est apparue pour appréhender l’esprit du bâtiment : l’idée d’une architecture sereine. Cette sérénité est étroitement liée à l’équilibre des volumes, à la place accordée à la lumière naturelle, aux percées ouvertes sur l’extérieur qui doivent rester sécurisantes et ne pas « pousser » les personnes au dehors sur un mode panique.
Cette sollicitude a pu se manifester aussi parce que le projet s’est élaboré sur environ sept ans (projet et réalisation). C’est un temps long de maturation qui nous a été très précieux. Il arrive toujours un moment où vous êtes submergés par toutes les données accumulées. C’est à ce moment très précis du projet, ce moment de saturation d’expériences, d’intuition et de savoirs, qu’il a été arrêté temporairement pour des raisons administratives. Nous en avons profité pour voyager. C’est en Iran, dans un bus, que la résidence de la Rive a trouvé sa forme finale. Les différents lieux de vie commune sont répartis sur un seul niveau, ce qui facilite les rencontres. En raison du terrain en pente, certains jardins sont enterrés et d’autres non, mais la circulation pour les personnes est conservée dans un seul et même mouvement horizontal.
L’hypothèse que vous avez formulée est que l’architecture allait permettre aux personnes malades de rester plus autonomes. Mais les personnes accueillies ne sont pas celles pour qui la résidence a été imaginée. Pourquoi ?
Claire-Line Mechkat : Nous savions que la population accueillie à la résidence allait évoluer mais nous n’avions pas pensé qu’elle aurait d’emblée une dépendance aussi lourde. A l’ouverture, la population de référence était celle d’un accueil de jour avec de bonnes capacités. Les personnes devaient venir directement du domicile sans être passées par l’hôpital, qui produit une perte rapide et irréductible des repères et normalise les comportements. Il y avait donc une réelle possibilité de maintenir la qualité de la prise en charge et des soins. Et que l’architecture remplisse la fonction que nous lui avions assignée.
Or nous avons accueilli d’emblée des personnes qui avaient une dépendance plus lourde. L’amélioration des conditions du maintien à domicile font que les personnes aujourd’hui entrent en institution à un stade plus avancé de la maladie. En ce moment, 50% des personnes accueillies dorment plus de douze heures par jour. Cela modifie considérablement la fonction et les usages des lieux. Ainsi les salons, conçus comme des lieux de sociabilité, sont en ce moment des lieux de repos et de sieste pour la journée.
Une des grandes questions de l’institutionnalisation des personnes âgées est celle du chez soi. L’entrée en institution est souvent évoqué comme la perte irrémédiable du chez soi. Qu’en est-il selon vous ?
Claire-Line Mechkat : Le travail architectural de Pierre et Mireille a beaucoup porté sur la qualité, qui peut être broyée par l’empilement des décisions qui se contredisent et s’annulent entre elles. Nous avons donc été collectivement attentifs au maintien d’une qualité de vie pour les personnes.
A l’ouverture, quarante résidants se sont trouvés en phase d’adaptation avec une relativement bonne autonomie. La majeure partie d’entre eux aujourd’hui éprouve un sentiment de chez soi véritable et a tissé des liens sociaux forts (à l’échelle de la maladie et de leurs capacités), notamment à travers les activités de courte durée que nous organisons. Mais c’est à la condition que l’équipe soit attentive à la fatigabilité et aux micro-événements qui font la vie des résidants.
La rupture avec le chez soi antérieur est généralement consommée lorsque les personnes arrivent à la Résidence de la Rive. Il est devenu un lieu d’angoisse et d’insécurité car il ne cesse de renvoyer des messages que les personnes ne peuvent plus ni comprendre ni organiser en une image cohérente et satisfaisante d’eux-mêmes. Le chez soi qui contient toute leur histoire risque d’être trop stimulant et source d’anxiété. C’est pourquoi nous avons privilégié des espaces de vie lisibles, faciles à s’approprier, rapprochant les « lieux ressources » tels que la cuisine, la salle à manger ou les sanitaires et éloignant les sources de danger tels que les sorties sur l’extérieur ou certains locaux de service. Nous avons également été attentifs à favoriser une ambiance calme.
Nous nous sommes rendu compte que les personnes s’adaptaient à ce nouveau chez soi, hypo-stimulant, adapté à leurs capacités restantes et donc rassurant. C’est bien sûr avant tout le fruit du travail des équipes mais c’est aussi l’effet très direct de l’organisation architecturale sur les personnes, les familles et les équipes. Il a fallu assumer cette conviction d’un cadre simplifié tout au long du projet. Et il faut aussi maintenant la porter auprès des familles. Dire que la maladie d’Alzheimer entraîne une dégradation rapide de la qualité de vie dans un environnement normal n’est pas toujours compris.
Le risque, dans la volonté de recréer le chez soi porteur de l’histoire familiale et personnelle du résidant, est de répondre au besoin de normalisation des familles et non au besoin spécifique des personnes accueillies. C’est pourquoi nous avons refusé le factice des faux chez soi jusque dans le choix des mobiliers. Il s’agit moins pour les résidants de se sentir chez eux (au sens traditionnel du terme) que d’éprouver de manière continue du bien-être dans des espaces collectifs et intimes.
Pierre et Mireille Bonnet : Nous n’avons jamais voulu recréer de chez soi car qui vit chez soi en bande de douze ? La demande de Claire-Line était de créer un sentiment de bien être adapté à de moindres capacités d’intégration et qui soit le support d’interactions positives.
Toutefois, dans un projet qui n’est pas hospitalier et qui essaye de manifester un rôle différent pour l’architecture, la question n’est pas celle de l’adaptation mais plutôt : jusqu’où l’adaptation ?
Les exigences de la maladie et des soins nous poussent dans nos retranchements. Mais nous étions aussi garants de la cohérence architecturale que souvent nous étions les seuls à percevoir pleinement à cause du travail sur plan. La solution aux problèmes rencontrés n’est pas une alternative entre oui ou non mais souvent une voie tierce qu’il faut ensuite tester avec les usagers et les soignants. Un bon exemple : les garde-corps de la terrasse. Nous voulions éviter le sentiment d’enfermement, y compris dans ces espaces semi-intérieur / semi-extérieur. Nous avons proposé des gardes corps en verre, sans marquage. Les professionnels craignaient l’appel du dehors et du vide pour des patients désorientés, et arguaient du principe de sécurité pour changer notre proposition. Des gardes corps classiques portaient directement atteinte à l’équilibre du lieu et donc à son apport pour les personnes. Nous avons rappelé l’importance pour les résidants du lien entre l’intérieur et le paysage, l’ouverture et la transparence. Pour la sécurité, le bord des garde-corps est suffisamment absent pour qu’un résidant ne puisse pas l’agripper.
Une des caractéristiques de l’établissement est sa transparence, avec une indistinction intérieur / extérieur qui évoque les bulles translucides du Jardin des Délices de Jérôme Bosch. Comment les risques ont-ils été concrètement pris en compte ?
Pierre et Mireille Bonnet : Nous avons tenu compte des risques réels avec une signalétique intérieure discrète qui informe les différents publics selon leurs capacités de compréhension et d’usage des lieux, par un contrôle des accès, avec des systèmes d’entrée discrets, et par des systèmes de sécurité doux, mais sans focaliser toute l’attention sur eux au détriment de la qualité de vie des personnes. Le rôle de l’architecte est d’introduire dans le lieu des ressources d’énergie (par le traitement différencié mais cohérent des espaces dédiés à une activité, des espaces de passage, etc.). Et de favoriser ainsi l’appropriation de cet ailleurs qu’est la maison de retraite (avec tous ces aspects plus techniques que sont le soin, la sécurité, etc.) pour les proches et les personnes accueillies. C’est pourquoi nous avons créés une multiplicité de lieux dans chaque unité de vie pour donner toutes les chances à chacun de pouvoir être, en toute intimité et selon son désir.
Claire-Line Mechkat : En tant que soignants, nous avons surtout en tête des situations individuelles. Il est difficile de produire à partir de ce savoir des profils de malades et des typologies de situation auxquels l’organisation de l’espace devrait répondre. Par ailleurs, dans le cours d’un projet de ce type, les soignants ont beaucoup de mal à travailler sur plan en imaginant la qualité de l’espace en trois dimensions.
La collaboration avec les architectes a mis en relief les apports précieux de Pierre et Mireille, notamment dans la place accordée à la lumière naturelle sans que la multiplication des baies ne constitue un piège.
Comment les collaborateurs vivent-ils les lieux et leur imbrication autour du vide constitué par les différents jardins ?
Claire-Line Mechkat : Si le lieu s’impose aux familles et aux résidants avec une certaine évidence, il n’en va pas de même pour les soignants car ils en ont un tout autre usage. L’organisation des unités de vie a été conçue aussi pour eux, pour leur permettre d’organiser des activités de manière confortable mais aussi pour surveiller les patients de manière efficace et non pesante.
Il nous est apparu en fin d’année dernière, alors que de nouvelles équipes se mettaient en place, qu’il fallait leur transmettre à nouveau le projet architectural, son mouvement, sa raison d’être et les questions auxquelles il apporte des réponses. Pierre et Mireille étaient intervenus à l’ouverture du bâtiment pour expliquer le processus du projet à l’équipe soignante de l’époque. Je perçois maintenant combien les soignants avaient besoin de ces éclairages pour s’emparer du lieu, mieux le comprendre. Mais il faut tenir compte aussi de leur expérience très différente de celle des résidants : ces derniers y vivent. Eux, viennent y travailler. Les vécus et l’engagement personnel sont donc différents.
Quels enseignements tirez-vous de ce projet pour d’autres bâtiments collectifs ?
Sur ce point l’enseignement des architectes converge avec celui des soignants. Le don aux futurs résidants d’espaces sereins, calmes, protecteurs mais clairs et ouverts sur l’extérieur, va au-delà des dispositifs techniques ou normatifs préconisés habituellement. De ce point de vue, seule une approche globale de la qualité spatiale est « reproductible », car les éléments de détails dépendent beaucoup des contextes et changent de sens suivant leur environnement.
Propos recueillis par Pascal Dreyer, Genève, 2 février 2010
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