Regard de Pascal Dreyer sur "Les vieux sont-ils forcément fragiles et vulnérables ? Les nouvelles catégories de l'âge", éditions Eres, 2019
Penser c’est classer (et réciproquement) peut-on affirmer en paraphrasant le titre d’un ouvrage célèbre de Perec. Sans classement ni mise en ordre des êtres vivants et des choses qui composent le monde, notre regard et notre pensée ne savent rien, n’apprennent rien. Mais cet effort de classement à son revers : la catégorisation. Catégoriser c’est classer de manière rigide et enfermer êtres et choses dans des formes et des destins définitifs, sans communication ni échange possible avec les autres vivants et les autres choses.
L’ouvrage que viennent de publier les membres du Réseau de consultants en gérontologie, Les vieux sont-ils forcément fragiles et vulnérables ? Les nouvelles catégories de l’âge (Erès, 2019) analyse finement les effets de la catégorisation d’une part de plus en plus importante de la population : « les personnes âgées ». On sait que cette catégorisation ne signifie rien car elle agrège de manière globale des individus et des situations que tout distingue. Pourtant tout l’effort intellectuel et social des soixante dernières années aura été de préciser et de raffiner cet ensemble, immense et insaisissable, pour tenter de lui donner corps sur différents registres. Vieux, vieillards, troisième âge, quatrième âge, seniors, personnes en perte d’autonomie, dépendantes, jeunes-vieux, vieux-jeunes, nouveaux vieux, vieux-vieux, etc. : la tentative de taxinomie de l’espèce « personnes âgées » a échoué et échoue toujours. Mais sans que nous en tirions encore collectivement les leçons.
L’échec de la taxinomie
Le constat des auteurs est fort. Si malgré l’échec de la taxinomie de l’espèce « personnes âgées », l’état et le marché créent des types et des cases où les ranger, ils ne parviennent pas à prendre en compte les personnes réelles. Les initiatives récentes de groupes de personnes vieillissantes en matière d’habitats alternatifs témoignent de la volonté des individus d’échapper à ces cases, à ces définitions qui ne les définissent pas, à ces descriptions qui ne décrivent pas ou mal leurs existences. La grille d’analyse de l’ouvrage se construit à partir de deux termes dont il est montré la difficile opérativité pour définir et décrire personnes, groupes de personnes et situations de vie. La fragilité, tout d’abord, est un concept largement utilisé mais dont la définition « demeure fuyante » (p. 9). Elle recouvre pour la gériatrie trois types de faiblesses : musculaire, cérébrale et sociale. Pour autant aucune définition ne fait consensus. La vulnérabilité, elle, renvoie à une toute autre réalité. Si étymologiquement le terme désigne la blessure et le fait d’être blessé, il pointe plutôt aujourd’hui l’environnement, devenant un facteur d’aggravation de la fragilité. Simple exposant d’une lecture a priori de la situation des personnes âgées, il ne permet pas de décrire ou de comprendre une part de la réalité. Au concept de vulnérabilité pourrait être substituée la grille d’analyse du processus de production de handicap des Canadiens (MDH-PPH, 2010). Car en se débarrassant du concept de vulnérabilité tel qu’il est utilisé dans le champ de la gérontologie, disparaitraît la dimension moralisatrice qui lui est attachée et qui transforme la personne vulnérable au mieux en victime, au pire en incapable. Il permettrait également de maintenir ou de tisser entre la personne et son environnement des liens que l’application de la seule grille du paradigme biomédical fait disparaître.
La catégorisation par l’âge
A cette catégorisation de la personne par son état biomédical et social (par le prisme unique souvent de la précarité) s’articule la catégorisation par l’âge. Les auteurs rappellent opportunément la phrase célèbre de Pierre Bourdieu : « L’âge est une donnée biologique socialement manipulée et manipulable ». Nombreux sont ceux qui tentent de définir des catégories d’âge dans le temps du vieillissement, confondant, comme on peut le voir dans l’exposition « Dépliages » de la Biennale du design 2019 de Saint-Etienne, l’usager avec la cible marketing. La limite principale de ces catégories d’âge réside dans le fait que non seulement elles fixent des seuils de manière arbitraire (qui devraient être discutés plus largement et plus régulièrement) mais surtout qu’elles prétendent décrire l’expérience physiologique, sociale et temporelle des individus.
Une tripartition du temps du vieillissement
La dernière organisation des classes d’âge proposée dessine une tripartition du temps du vieillissement. Les 60-74 ans seraient les seniors destinataires des offres de la silver economy. A cette étape de la vie, le logement est réaménagé pour s’adapter à une vie marquée par la sortie du travail, de nouveaux lien sociaux et personnels et un engagement important auprès des ascendants et des descendants. Les 75-84 ans illustreraient le temps du « vieillissement en autonomie » (p. 289), soit ce moment qui verrait l’acceptation du vieillissement. Le logement n’est plus l’objet d’aménagements mais d’adaptations aux diminutions ou pertes fonctionnelles, voire cognitives. Mais on sait les résistances des habitants âgés à l’égard de la stigmatisation de leur chez-soi par des adaptations qui rendent visible dans l’espace la transformation de leur être. C’est dans cette période de la vie qu’émergerait le désir de formes d’habiter alternatives à l’Ehpad. Enfin, les 85 ans et plus s’inscriraient dans le temps de la dépendance. « Pour autant, ce ne sont pas plus de 25% de cette classe d’âge qui résident en établissement. » (p. 292) Cette tripartition pose un problème éthique de fond : elle dessine fermement un « destin » identique et inéluctable à toute personne qui vieillit. Or, nos expériences singulières du vieillir de nos proches (ou du nôtre) comme les chiffres des statistiques disent bien que cette tripartition, schématique et artificielle, ne reflète pas la réalité des situations de vie et leur fluidité.
Penser le vieillissement tout au long de sa vie
Que retenir alors ? Comment continuer à classer êtres et choses pour penser et enrichir notre vision du monde, soutenir de véritables innovations sociales et humaines, et non pour assigner les « vieux » à résidence, les exclure toujours davantage de la vie commune, les stigmatiser ? Deux leçons du livre sont à retenir. La première est qu’il faut sortir de nos catégorisations ordinaires, opérer une révolution du regard sur le vieillir tout au long de la vie, et porter notre attention à l’extrême hétérogénéité et singularité des parcours de vie. Perla Serfaty-Garzon (Habiter sa vieillesse, habiter sa maison, 2018) évoque les « séismes intimes » qui font entrer un individu dans la perception de son vieillissement. Ces séismes peuvent avoir lieu après 60, 70, 80 ou 90 ans. Mais ils peuvent aussi avoir lieu avant, bien avant. Le cancer fait ainsi entrer certaines personnes dans la conscience d’un « reste à vivre » qui les inscrit concrètement dans le temps du vieillir. Et ce parfois dès 40 ans. La seconde leçon est qu’il nous faut construire pour ce vieillir tout au long de la vie une « culture commune ». Pas seulement au sein des milieux très spécialisés de la gérontologie et de la gériatrie mais dans la société toute entière. Ce petit livre écrit par des auteurs engagés, forts d’une longue histoire et d’une grande expérience, nourrira les réflexions de tous les professionnels, apportera des éclairages pertinents et permettra d’envisager de véritables innovations qui respecteront la dignité de chaque vie et viendront soutenir notre capacité à vivre ensemble. Et ce, parce que chaque fois que nous catégoriserons une personne nous nous souviendrons que son « identité n’est pas plus réductible à son âge qu’à son handicap ou à la place qu’elle occupe dans la société » (p. 312).
Pascal Dreyer
Actualité des correspondants
Olga Piou, correspondante Leroy Merlin Source, a participé à cet ouvrage en rédigeant avec Nathalie Manaut et Muriel Manent le chapitre : « Travailler auprès des plus âgés accroît-il la vulnérabilité de ceux qui les accompagnent ? »