Santé & bien-être Soigner à distance ? Portrait de Bernard Astruc, psychiatre
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Soigner à distance ? Portrait de Bernard Astruc, psychiatre

Quand le numérique déplace le rapport au corps et les frontières du « chez-soi »


Entretien

Comment un psychiatre devient-il un entrepreneur innovant dans le domaine de la santé et de l’habitat connectés ? Dans le cas de Bernard Astruc, par une série de hasards, de détours, et même de « zigzags », confie-t-il, attablé à la terrasse d’un café parisien, située entre son cabinet de consultation et les bureaux de sa société. Créé en 2010, aujourd’hui actif sur les cinq continents et fournissant ses services dans vingt langues, le site Web Eutelmed met en relation médecins et expatriés, permettant à ces derniers de consulter généralistes et spécialistes, directement depuis leur domicile, partout dans le monde et par flux vidéo. Dans la pratique, diagnostics, examens, conseils et prescriptions sont réalisés à distance. Médecin et patient sont séparés l’un de l’autre par des centaines ou des milliers de kilomètres. On mesure sans problème combien certaines spécialités médicales, comme la psychiatrie ou l’orthophonie, ont besoin, pour s’exercer convenablement, que patient et soignant partagent la même culture et la même langue – peut-être plus encore que de se trouver dans la même pièce. Et combien trouver un praticien culturellement proche de soi peut s’avérer complexe pour les plus d’un million cinq cent mille expatriés français. En outre, la culture du médecin de famille généraliste, qui connaît la famille entière et les antécédents du grand-père comme du dernier-né, est peu répandue en dehors de France. Si l’idée d’une consultation psychiatrique à distance apparaît encore comme très innovante pour beaucoup, en revanche pour les jeunes générations, c’est plutôt l’idée qu’on ne puisse pas consulter un médecin à distance par le biais d’un entretien vidéo qui paraît absurde.

Du nouveau sous le soleil

L’idée de relier malades et praticiens tout autour du globe trotte dans la tête du Dr Astruc depuis les années 1990 et son service militaire effectué, deux ans durant, en Éthiopie, à l’ambassade de France. Il est alors médecin généraliste, faute, à ce stade, d’avoir achevé ses quatre ans de spécialisation en psychiatrie, la discipline qui l’attire déjà. Le pays sort tout juste d’une dictature d’inspiration communiste menée par la redoutable junte militaire du lieutenant-colonel Mengistu Hailé Mariam. « Nous n’étions que deux médecins occidentaux pour tout le pays, qui était encore très fermé, se souvient-il. Là, j’ai fait de tout, de la médecine générale pour les Français et les autres expatriés, mais aussi de la médecine scolaire, de la médecine du travail, les visites d’homologation des hôpitaux et cliniques, même, hélas, de la médecine légale… À part l’accouchement, car il y avait de bons services pour ça, j’ai vraiment fait de tout. » C’est une phrase, une seule phrase, qui fera basculer la vie de l’encore étudiant en psychiatrie. « Enfin, ils ont compris à Paris que ce qu’il nous fallait ici, c’était un bon psychiatre ! » plaisante l’ambassadeur à la cantonade, le soir de la présentation du médecin aux services diplomatiques. Peu à peu, les Français sur place, et puis les Occidentaux en
général, commencent à s’ouvrir auprès de lui de leurs difficultés. Angoisses, dépressions, troubles compulsifs, malaise des enfants… Le médecin fait ce qu’il peut, les conseille, les met en relation avec des soignants restés dans l’Hexagone, qui peuvent entamer tant bien que mal un suivi. Par la suite, le virus du voyage n’a jamais lâché cet homme de deux mètres, à la silhouette effilée et aux yeux souriants, et ne fera que renforcer sa conviction d’avoir identifié un service, inexistant et pourtant indispensable, à apporter à ceux qui vivent loin de chez eux.

Soigner de loin

Mais la thérapie à distance ne fait que commencer et s’invente encore. C’est un acte, comme le formule Bernard Astruc, « qui peut paraître banal mais qui ne l’est pas », a fortiori pour une pratique de la médecine sensible et intime. Personne ne pouvait imaginer l’ensemble des difficultés qu’il soulèverait. Pour le soignant, d’abord. Certaines difficultés techniques sont parfaitement surmontables (être certain de ne pas être dérangé par sa famille, un colporteur intempestif, s’aménager un espace isolé chez soi pour les rendez-vous dont le décalage horaire est trop important), que ce « cabinet » puisse être neutre dans sa décoration, ne pas être loin de la connexion Internet (il vaut mieux se relier par câble Ethernet à la prise que faire confiance au Wifi). Se posent parfois des problèmes inédits : par exemple, « la gestion du silence », répond immédiatement le psychiatre. « Ça paraît tout bête, mais c’est très compliqué. Parce que le silence est très significatif en psychiatrie. Or, parfois, faire la différence entre un silence et une vidéo qui freeze, ça n’est pas évident. D’autres fois, il peut y avoir un décalage entre le son et l’image, et cela parasite totalement la conversation. Mais comment l’interrompre, si le patient est en train de se confier sur des questions intimes ? En psychothérapie
se jouent des choses très fines, parfois un simple clin d’oeil, un regard, un étonnement d’une milliseconde nous fait penser : “Tiens, là, j’ai capté quelque chose.” Ces instants sont beaucoup plus difficiles à saisir en vidéo. On forme donc systématiquement les praticiens à la gestion du silence. On leur apprend aussi, de leurs côtés, des gestes, des mimiques – comme hocher la tête plus souvent – qui peuvent être nécessaires, dans ce cadre, pour faire comprendre à la personne qu’on l’écoute, qu’on est avec elle, même si on est à des milliers de kilomètres. » Du côté du patient, la situation n’est pas forcément simple non plus. Il est indispensable de faire comprendre à son entourage qu’il va être nécessaire de s’isoler, de ne pas être dérangé, pendant une demi-heure ou une heure. Par ailleurs, après certaines séances, où l’on s’est beaucoup livré, où l’on a procédé à des rapprochements inattendus, où l’on a évoqué des souvenirs difficiles, on peut avoir envie de s’isoler plus longtemps. Dans les consultations habituelles, le retour à sa vie quotidienne est facilité par le trajet. On peut aussi passer un coup de fil, boire un verre, faire un tour dans un parc. Ce qui est plus difficile quand on consulte un médecin depuis chez soi. Certains patients également préfèrent consulter du bureau, une fois tout le monde parti. Ou dans les centres dédiés à cet usage, ouverts par la plateforme en partenariat avec les réseaux médicaux locaux. Mais dans le même temps, d’autres atouts se dégagent : certains patients peuvent avoir plus de facilité à s’ouvrir dans la distance, préparent ce moment plutôt que d’arriver dans le cabinet après une heure de transport qui leur a empoisonné la vie. D’autres disciplines apportent même des bénéfices plus fructueux encore : les examens d’orthophonie sont réalisés conjointement par les parents et leurs enfants, du fait de l’éloignement du médecin, renforçant les liens familiaux. Les ados taiseux, qui consultent souvent dans leur chambre, peuvent être amenés par le psychiatre à parler plus facile ment grâce aux détails qu’il remarque dans la décoration des murs ou les films et livres qui garnissent leur bibliothèque. Les dermatologues reçoivent plus volontiers des photos de ce grain de beauté qui inquiète, mais pour lequel on se sent souvent bête de consulter. Or, pour surmonter ces difficultés inattendues comme pour profiter de ces bonnes surprises, une plateforme comme Eutelmed bénéficie précisément d’un avantage considérable : l’échange y est constant, car chacun et chacune y fait ses propres découvertes, et a besoin de partager pour les résoudre. Les solutions, les éclairages, provenant du monde entier, sont d’une richesse insoupçonnée. « Nous faisons des points réguliers avec tous nos correspondants, mais aussi de véritables séminaires. Quand on fait des réunions, c’est un peu l’Eurovision », s’amuse Bernard Astruc. « Il y a une vingtaine de langues et de cultures, qui échangent en anglais et en français, en visioconférence. On réalise aussi à quel point les pratiques varient selon les régions du monde, selon les spécificités culturelles. On n’échange pas de la même façon, on ne se tient pas de la même manière, selon qu’on exerce en Malaisie ou aux États-Unis, et il est très important de laisser parler ces particularités, de ne pas essayer d’écraser la différence dans l’internationalisation des soins. »

Un cadre d’exercice reconnu par l’État

Eutelmed aujourd’hui, c’est la possibilité de faire appel aussi bien aux thérapies cognitives et comportementales qu’à la thérapie analytique, à l’ethnopsychologie, à la sexologie, aux thérapies de couple ou familiales ou à l’orthophonie, pour traiter un large champ de pathologies : troubles dépressifs, anxiété, addictions, tensions familiales, stress professionnel, dyslexie, troubles du langage, difficultés scolaires… Et cela aussi bien à Libreville au Gabon, qu’à Vientiane au Laos, à Singapour, Taipei, Bangkok, Shanghai ou Phnom Penh… C’est aussi
une structure reconnue par l’État, référencée sur le site du ministère des Affaires étrangères et visée par le Conseil national de l’ordre des médecins depuis mars 2011. « Il a fallu un peu de temps pour que la télémédecine entre dans les moeurs : au début, les assurances et le conseil de l’ordre étaient méfiants », précise Bernard Astruc. « La grande peur, reprend-il, c’était celle du patient psychotique qui, en pleine crise à distance, se jette par la fenêtre… Mais cela n’arrive jamais en psychiatrie, et il n’y a aucune raison pour que cela se produise plus souvent
en téléconsultation que dans les situations plus habituelles. » Mais une fois levées ces premières préventions, la prise en charge par l’État, que ce soit sous la forme de certifications, l’accompagnement et la formation des praticiens ou, par exemple, l’homologation des serveurs où sont stockées les données médicales des patients, est assurée sous l’égide de l’Agence française de la santé numérique, qui dépend du ministère de la Santé et des Affaires sociales. De plus, les disciplines, tout aussi encadrées par le Code de santé publique que le sont les pratiques plus traditionnelles en « face à face », se font toujours plus nombreuses. En 2015, dans son rapport De l’innovation à l’implémentation, la e-santé en Europe, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) relevait que, si la radiologie et la dermatologie constituaient les deux spécialités à avoir le plus couramment franchi le cap de la consultation à distance dans l’Union européenne, « toute une série d’autres pratiques disposent de programmes de développement dédiés dans les États membres, incluant le mentoring, la désintoxication, la neurologie, la neuropsychiatrie, l’oncologie, la neurochirurgie et la gastro-entérologie ». D’un point de vue plus franco-français, l’Assurance maladie a annoncé l’ouverture d’une négociation conventionnelle en 2018, afin de codifier clairement ces nouveaux types d’actes pour inciter à la généralisation de la pratique.

Hippocrate 2.0

S’il exerce toujours, à temps partiel et en partageant son cabinet avec une collègue, Bernard Astruc a aujourd’hui tout du dirigeant de société. Heureux d’avoir pu récemment rembourser la somme allouée par l’incubateur de Paris Descartes qui a permis à sa structure de se lancer, il est désireux de développer son activité qui s’adresse désormais aussi bien aux particuliers qu’aux entreprises. Pour lui, ce nouveau métier offre d’autres perspectives plus larges encore que le simple dépannage d’expatriés. Il imagine volontiers un mix de « présentiel et de vidéo » pour aider certaines personnes en souffrance qui ne franchiraient jamais le seuil d’un cabinet mais pourraient trouver malgré tout un soutien. Ce dispositif permettrait de multiplier
les approches et les façons de dialoguer. « On ne dit pas forcément la même chose à distance, au téléphone ou en présence. C’est une des raisons pour lesquelles je crois fort à la possibilité de mélanger les deux types d’entrées. J’espère que cela pourra se développer, chez nous et ailleurs. » La vocation de thérapeute à distance n’a pas fini d’attiser la curiosité naturelle de ce médecin authentiquement passionné par autrui.

Repenser les frontières du secret médical

En télémédecine, donc, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Possiblement. Mais à une condition, cruciale : que les structures d’e-consultation ne négligent pas l’importance du secret médical. Ainsi, chez Eutelmed, les entretiens ne sont pas enregistrés, et les connexions assurées par un système vidéo dédié sont sécurisées pour empêcher tout piratage. Mais toutes les mesures de précaution du monde ne peuvent rien face à la « naïveté » d’une grande majorité des patients et des praticiens quand ils ne sont pas formés. Bernard Astruc redoute qu’avec la mondialisation et l’uniformisation des services, « on se retrouve avec une banque qui est également votre assureur et votre fournisseur téléphonique. On peut déjà très facilement communiquer des données de santé à son smartphone (comme son rythme cardiaque, son taux de diabète, le nombre de cigarettes qu’on fume par jour, la qualité de son sommeil, la fréquence de ses exercices). Le danger, c’est qu’un jour ces informations soient utilisées par votre assureur pour relever vos cotisations, ou votre banque pour refuser un prêt à long terme. J’ai vraiment peur que, tant qu’on n’est pas confronté à quelque chose d’aussi violent, on ne réalise pas l’importance majeure du secret médical. Or, le risque de collusion et d’utilisation inappropriée des données de santé est bel et bien réel. Il faut vraiment tout faire pour que les citoyens en prennent conscience avant qu’il ne soit trop tard ».

 

Entretien issu des Actes des 4mes Assises de l’habitat LEROY MERLIN, Faire Avec, Faire Ensemble, 2017 Editions Anamosa

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