Editions de la maison des sciences de l'homme, 2013
Anne Gotman est sociologue, directrice de recherche au CNRS, rattachée au Centre de recherche sur les liens sociaux (CNRS/Université Paris Descartes). Elle est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Hériter (Puf, 1988), L’héritage (Puf, 1988), Dilapidation et prodigalité (Nathan, 1995), Le sens de l’hospitalité (Put, 2001), et a dirigé Villes et hospitalité, paru en 2004 aux Editions de la Maison des sciences de l’homme. Correspondant Leroy Merlin Source, elle est membre du groupe Usages et façons d’habiter.
Que signifie le fait d’affirmer une croyance religieuse dans une société moderne et rationnelle, où la science (médicale, économique, sociale, etc.) impose son mode de pensée sécularisé ? Que produit ou pas le fait de posséder une identité religieuse ? Quels liens permet-elle de construire avec soi et avec les autres ? Ces questions traversent à la fois les personnes, les communautés et les lieux où elles vivent. Et, on saisit immédiatement que, loin d’être anodines, elles sont au cœur de ce qui est à penser aujourd’hui pour le vivre ensemble.
Ne pas définir a priori
En prenant le parti de ne pas définir a priori ce qu’est la religion mais d’en esquisser les contours en fin d’ouvrage seulement, à partir de la parole des « gens » qu’elle a interrogés, Anne Gotman choisit d’explorer un point aveugle de la vie de nos proches et de nos concitoyens. L’enquête ne s’intéresse pas aux pratiques formelles des personnes qu’elle a rencontrées. Elle se focalise sur la façon dont elles font le récit de leur attachement ou de leur rencontre avec la religion juive ou catholique. Et sur la manière dont ce choix, hérité ou choisi, les entraîne dans une réflexion sur elles-mêmes, les autres et le monde dans lequel elles vivent. Première surprise : la rencontre avec ces personnes comme nous, « ordinaires », oblige à un pas de côté. Les ressorts puissants qui animent le désir de croire ressemblent à ceux des idéaux et des convictions des non-croyants. C’est-à-dire continuité de soi et exigence d’être soi, recherche d’un chez soi, et souhait d’habiter le monde légitimement, au milieu des autres.
Le mystère du sentiment d’appartenance
Pour éclairer le mystère de ce sentiment d’appartenance (ses racines, ses développements tout au long de la vie, ses effets dans les périodes de rupture et de changement, ses effacements, sa durabilité), Anne Gotman a rencontré des Juifs et des Chrétiens dont l’engagement religieux n’est qu’une composante parmi d’autres de leur vie. Entre l’attachement familial et le respect de formes héritées ou la tentative de création de quelque chose de neuf, les témoins ne mettent pas en avant de révélation soudaine, de miracle ou de conversion brutale. Ainsi, la famille et ses habitudes, les parents comme incarnations du foyer, de la transmission des rituels et des rites (« prier et se laver les dents, c’est pareil » dit l’un d’eux) et de la continuité de soi, peuvent constituer le support de l’adhésion religieuse. Eprouver des sentiments religieux relève alors du retour à une forme de chez soi, dans la fidélité aux ascendants. A l’inverse, de jeunes fidèles vont adhérer à une croyance ou constituer un couple mixte en raison même de la nécessité éprouvée de créer un espace propre au déploiement d’une continuité de soi nouvelle s’inscrivant là à la fois dans l’histoire familiale et l’Histoire. Les fidèles « ordinaires » construisent et bricolent au quotidien un espace mental, émotionnel et, pour certains concret au sein de leur maison, dans lequel la religion leur permet de s’assurer d’un rapport à soi et aux autres plus apaisé, plus stable et plus riche. Mais qui n’est pas exempt d’accommodements, de négociations, de conflits intérieurs et de refus vis-à-vis des institutions religieuses établies.
Un Dieu intérieur
Dans l’histoire de la religion chrétienne, la rencontre avec Dieu a toujours pris place dans un lieu intérieur décrit comme le seuil d’une pièce, une chambre (du cœur, de l’esprit ou la plus haute d’une maison symbolique), un château (de l’âme). Au cœur de cette maison intérieure qui va de la simple pièce au labyrinthe, au plus intime de l’intime, le croyant entre en dialogue avec Dieu. Nul doute que ces figurations se soient appuyées sur les constructions concrètes que les hommes avaient à leur disposition pour donner forme à cet espace intérieur dont la caractéristique principale est sa dimension dialogique (Jean-Louis Chrétien, L’espace intérieur, Editions de minuit, 2014). Deux personnes (le croyant et le visiteur divin) s’y retrouvaient pour un colloque spirituel. Cet espace intérieur a donné naissance à notre intime moderne et, pour partie, à notre exigence d’intimité contemporaine. Mais comme le note Jean-Louis Chrétien, cet espace intérieur de dialogue est désormais un bunker dans lequel notre subjectivité est enfermée avec elle-même.
Les prémices du chez-soi
On sait que le sentiment du chez soi contemporain prend des formes multiples : le logement bien sûr, la langue (Arendt), les objets aimés, les souvenirs, etc. L’histoire du XXème siècle a fait de ce sentiment du chez soi le support d’une nostalgie très forte et douloureuse (Barbara Cassin, La nostalgie. Quand donc est-on chez soi ?, Autrement, 2013). Avec ce livre on pourra désormais y ajouter la religion vécue de manière ordinaire en ce début du XXIème siècle, une religion personnalisée, adaptée, presque comme détachée des institutions séculaires qui l’ont incarnée jusqu’au siècle dernier. Le chez soi est cette enveloppe psychique dont nous remplissons nos logements et nous-mêmes avec tous les éléments matériels et immatériels de notre histoire. Et il est frappant de noter que si l’architecte Paul Chemetov peut affirmer qu’il souhaite que, dans chacun de ses logements, chaque habitant puisse « planter son drapeau », peu d’entre eux pensent à intégrer dans leur réflexion sur la production du logement la question spirituelle et religieuse qui mobilise pourtant, comme en sourdine mais de manière profondément agissante, les habitants d’aujourd’hui.
Pascal Dreyer, 2014