Architecture & urbanisme Architecture Quand l’architecte et les futurs usagers conçoivent ensemble un immeuble

Quand l'architecte et les futurs usagers conçoivent ensemble un immeuble

Entretien avec Marine Morain sur le Village Vertical à Villeurbanne


Entretien

Cofondatrice du cabinet Arbor&Sens à Lyon, Marine Morain bénéficie d’une double formation d’architecte et ingénieur TPE. La sensibilité écologique de l’équipe d’Arbor&Sens a favorisé une rencontre avec le Village Vertical, un projet d’habitat coopératif porté par une douzaine de familles. En 2012, le projet est devenu réalité, à Villeurbanne, en association avec un bailleur social, Rhône Saône Habitat : les « villageois » intégreront leur immeuble au printemps 2013. Pour l’architecte, le parcours de conception puis de réalisation aux côtés de la coopérative d’habitants s’est révélé une aventure intense et exigeante.

Marine Morain et son cabinet ont reçu la mention spéciale du jury du prix AMO 2016 pour la qualité du dialogue entre maître d’ouvrage, architectes et habitants sur l’opération du Village Vertical.

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Comment êtes-vous devenue l’architecte du projet d’habitat coopératif du Village Vertical à Villeurbanne ?

Le Village Vertical (VV) s’est constitué en association en 2005 avec un projet d’habitat et a donc consulté plusieurs cabinets d’architectes. Ils nous ont repérés sur Internet pour notre dimension écologique. Nous les avons reçus une première fois en 2008. Assez rapidement, la piste d’un terrain à Villeurbanne s’est affirmée, avec plusieurs sites potentiels sur la commune. Le projet de la Zac du quartier des Maisons Neuves s’est consolidé, le VV nous a sollicités parmi quatre agences pour étudier la pertinence de la parcelle qui lui était proposée dans cette Zac. Nous avons réalisé une mini étude de faisabilité : le terrain est-il assez grand, peut-on y faire un bâtiment écologique, du bio-climatisme… Parmi ces quatre agences, nous étions en relation avec une autre, Détry & Lévy, et nous étions les deux plus petites ! Arbor&Sens avait alors quatre ans et trois associés : un tel projet de 40 logements était imposant pour nous. Nous nous sommes donc associés avec Détry & Lévy pour constituer une équipe étoffée, et fiable pour Rhône Saône Habitat, le bailleur social qui accompagnait le projet, et qui connaissait déjà notre travail. Au sein d’Arbor&Sens, nous étions très motivés par la démarche de conception d’un bâtiment avec ses futurs occupants.

 

Quels sont alors les grands axes du projet ?

La dimension coopérative nous a été présentée comme essentielle : il s’agit un groupe qui devient propriétaire collectivement d’un immeuble qu’il va habiter et qui veut collectivement le concevoir. C’est un véritable projet avec quelques grandes lignes : nombres d’appartement et de pièces par appartement, jardin… La volonté essentielle était donc de faire ensemble. Ensuite il s’agissait d’une démarche écologique globale, ne se limitant pas à la performance énergétique. Et de notre côté nous revendiquions une pratique professionnelle socialement responsable, ce qui a séduit le VV et nourri notre rapprochement sur le plan humain : la dimension relationnelle est elle aussi essentielle pour un tel projet.

 

Quel a été l’importance de l’arrimage du projet VV avec Rhône Saône Habitat (RSH) ?

L’ampleur du projet restait à préciser : l’accès à un terrain pour un groupe d’une douzaine de familles était très hypothétique. Cela n’a pas pu se faire, notamment pour des raisons de garanties et d’assurance. Il y a donc eu un rapprochement avec RSH, bailleur social coopératif qui revendique une capacité à innover. L’Opac du Rhône et la ville de Villeurbanne portaient le projet de cette Zac des Maisons Neuves et ont été rassuré par ce partenariat entre le groupe de familles et un bailleur social. Cela a permis de sécuriser le projet, de garantir sa pérennité : si jamais le VV avait capoté, RSH aurait repris l’ensemble du programme. Le programme pouvait donc démarrer, avec une part pour chacun : 14 logements pour le VV, 24 autres pour RSH.

Cela a abouti à un montage coopératif absolument inédit. En termes de montage économique pour Arbor&Sens, nous avons passé contrat avec le bailleur social. RSH est maître d’ouvrage pour sa partie du programme, et est mandaté par le VV pour le reste. On a pu lancer le projet avant même que le VV ait adopté un statut de coopérative, et financer les premières études. En bref, ce montage particulier a permis de consolider le projet : il a sécurisé l’accès au foncier et son acquisition, les démarches administratives et notariales, et le démarrage des études.

 

Il a donc ensuite fallu penser la cohabitation entre le VV et les autres futurs habitants du programme ?

Lors des premières réunions tripartites entre le VV, le bailleur social et nous, nous avons souhaité faire un seul programme, et non deux bâtiments séparés, pour éviter un effet communautaire, une séparation trop abrupte entre le VV d’un côté et des familles en accession à la propriété traditionnelle de l’autre. Et tout le monde a validé ce choix. RSH a validé un prix unique : notre prix de construction est le même sur l’ensemble des logements.

Nous avons donc su d’emblée que nous allions pouvoir mutualiser certains investissements : ascenseurs, stationnement… On réduit donc des coûts globaux, ce qui permet de préserver de la qualité sur d’autres aspects. Concrètement, pour 38 logements sur deux allées verticales, nous n’avons qu’un ascenseur (au lieu d’un pour 20 logements d’habitude) : les villageois acceptent de prendre l’ascenseur de l’autre allée quand ils en ont besoin et d’utiliser de préférence les escaliers. Sur le stationnement, les villageois n’ont pas besoin du minimum de places obligatoires : on mutualise ainsi le « revenu » de ce stationnement qui pourra être loué.

 

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Quelles sont ensuite les grandes lignes du programme de construction, notamment dans ses dimensions écologique et énergétique ?

 

Sur la ZAC des Maisons Neuves, le cahier des charges était imposé par l’aménageur, l’Opac du Rhône, avec un niveau Basse Consommation pour l’énergie. Nous avons voulu aller au-delà, et nous avons visé un niveau Bâtiment à Energie POSitive. Nous avons aussi voulu intégrer la question de l’énergie grise, celle qui est dépensée dans la phase de construction du bâtiment. Cela nous a amené à un principe de construction bois : des filières sèches avec des matériaux renouvelables et qui stockent le carbone. Mais le système tout bois est impossible sur un immeuble de 5 étages pour des raisons de sécurité incendie. Nous avons donc choisi un système bois-béton. L’une des entreprises que nous avons consultées, Farjot Construction, nous a proposé un système innovant, baptisé BBC Syteme : nous avons refondu le projet pour intégrer cette technique.

Ce système est écologiquement et économiquement satisfaisant. Le surcoût de la construction écologique était problématique puisque nous disposions d’un budget de logement social. Nous avions un prix de construction fixé au départ à 1360 € au m² de surface habitable, il fallait s’y tenir. En outre, les coursives et balcons sont en structure bois 100%, et cela représente clairement un surcoût. Nous avons donc mené une réflexion globale sur l’enveloppe, la morphologie et la forme du bâti, pour éviter un coût de mise en œuvre trop important. Nous avons compensé le coût des matières et matériaux par une mise en œuvre simple sur des formes simples, donc une mise en œuvre moins coûteuse.

Par ailleurs cette solution bois-béton a d’autres avantages en termes de confort : l’enveloppe est très performante, elle donne une bonne inertie dans les logements ; elle est satisfaisante sur le plan acoustique, souvent problématique dans la construction bois ; et enfin elle permet de faciliter la relation entre le maçon et le charpentier à la construction !

Habituellement, sur une structure mixte bois-béton, le maçon travaille d’abord et monte la structure, la carcasse de murs, poteaux et dalles en béton. Puis le charpentier intervient et fixe des panneaux bois préfabriqués en usine sur la structure, soit entre les dalles soit devant. Or en général le maçon travaille au cm près et le charpentier au mm ! Les interfaces sont difficiles à gérer. Avec le BBC systeme, les deux artisans travaillent ensemble : au fur et à mesure que le charpentier monte des murs en bois, le maçon monte ses poteaux en béton puis ses dalles. A chaque niveau, ils avancent en même temps.

 

Le choix de la simplicité des formes globales du projet, pour réduire les coûts, ne pèse-t-il pas sur la qualité perçue du programme ?

Comme nous avons fait le choix de la simplicité des formes et de la mise en œuvre, il a fallu penser l’esthétique de ce programme avec d’autres moyens. Nous avons donc porté l’effort sur les parties communes, pour éviter d’aboutir à des gros cubes au milieu d’un jardin ! Ces espaces communs sont largement dimensionnés, nous les avons conçus des espaces à vivre, et non comme des couloirs de desserte des logements. Les paliers font 4 mètres de large, ouvrent au sud en façade. Ils sont comme des extensions extérieures des logements, où l’on peut faire un barbecue, manger avec les voisins, jouer… Nous les appelons des pontons : on a soigné la qualité, l’ambiance par le matériau bois. C’est un élément fort du programme, entendu avec les villageois. Mais il est vrai que le coût de ces espaces communs est bien plus élevé que dans une opération traditionnelle.

 

Quelles sont les grandes lignes énergétiques du bâtiment ?

Il a plusieurs caractéristiques : un objectif Energie Positive, donc une enveloppe très performante ; une production de chaleur et d’eau chaude avec une chaudière granulés bois ; une récupération de calories sur l’air extrait par la ventilation pour préchauffer l’eau ; et du photovoltaïque en toiture.

L’évolution du coût de rachat de l’électricité produite par le photovoltaïque, revu à la baisse fin 2010, nous a posé problème. Nous avons du réduire de moitié la surface photovoltaïque initialement prévue car nous n’arrivions plus à trouver un investisseur pour le financement initialement envisagé. Cela nous a empêché de tenir notre objectif Energie Positive. Mais le VV sera autonome pour tous les usages électriques des communs (chaudière, ascenseur, éclairage) : c’est une belle satisfaction, cela va au-delà de l’objectif BBC classique.

 

Comment avez-vous travaillé avec les « villageois » sur la conception même du bâtiment et de ces composantes ?

On peut distinguer deux temps. Il y a d’abord eu un temps de conception à trois têtes : les architectes, le VV et RSH. La maîtrise d’œuvre et les deux maîtres d’ouvrage se sont alors vus tous les 15 jours. Par ailleurs nous avons organisé des séances de travail sans RSH, sur le travail de conception même du bâtiment : c’est un point fort de l’engagement des familles du VV, car en temps normal les promoteurs ne souhaitent pas participer à cette phase, ils préfèrent réagir a posteriori à nos propositions. Lors de la première séance, nous avons fait venir un architecte allemand, Michael Gies,  spécialiste de l’habitat coopératif. Il nous a aidés à mettre en place le groupe de travail, ses règles et modalités de dialogue. Tous les villageois étaient là, en famille.

Nous avons d’abord acté que nous avions besoin de temps de travail en plénière avec tous, et de temps avec un comité réduit, sur des sujets spécifiques. Le « comité réduit », avec trois ou quatre des villageois, se réunissait tous les 15 jours. La seconde décision collective a concerné la conception : nous allions d’abord concevoir  le bâtiment dans sa globalité avec ses 38 logements, sans se préoccuper de qui va habiter où, à quel étage, avec combien de pièces… Nous avons imaginé ensemble comment les villageois allaient vivre aux côtés et avec les acquéreurs de RSH, quels étaient les liens possibles, souhaitables ou non ? Les grands principes sont sortis de là : un projet en trois plots, deux allées avec deux adresses différentes (une pour le VV, l’autre pour RSH), et des espaces communs à l’arrière. Extérieurement, on voit deux allées, deux numéros, deux codes. Mais derrière tout communique.

Dans une deuxième grande phase, nous avons travaillé sur la conception de tous les espaces communs du bâtiment : le garage, les cheminements, les espaces de rangement (vélos, poubelles). Et en particulier des choix spécifiques aux villageois. Ils ont très vite décidé de mettre en commun une buanderie, une salle de réunion et un potager. Puis nous avons proposé le principe des coursives et pontons.

Ensuite nous avons conçu l’ensemble de l’organisation du bâtiment, en répartissant les appartements et leurs surfaces à chaque étage, mais cette fois nous avons travaillé volontairement sans les villageois. Il nous fallait intégrer les contraintes techniques, par exemple placer les salles de bains dans un même alignement vertical. Nous avons demandé la validation de cette organisation aux villageois : cela s’est fait rapidement.

 

Les surfaces et espaces mutualisés par les villageois (buanderie et salle de réunion, potager) vont-ils ensuite avoir des conséquences sur la conception des appartements ?

Il est entendu à ce moment que les surfaces des logements des villageois sont plus petites que celle des futurs acquéreurs de RSH, car Il faut compenser le coût des parties communes spécifiques. Par exemple, du fait de la buanderie commune, le village décide que les villageois n’auront pas le droit au lave-linge dans l’appartement : on ne prévoit donc pas d’emplacement, la salle de bains sera plus petite. Il n’y pas non plus de baignoire dans les logements, mais une baignoire commune en bas, dans une chambre de passage mutualisée.

Cela a tout de même généré un peu de frustration pour certains quant à la taille des appartements et des salles de bains, mais cela a tout de même été intégré par tous. En revanche, une autre de nos propositions architecturales a été rejetée : comme nous prévoyions de vastes pontons, nous avions exclu les balcons privés. Mais les villageois y tenaient, nous les avons ajoutés. Comme le chiffrage n’était pas encore détaillé, nous pouvions accepter le principe, quitte à retirer des éléments plus tard pour rester dans l’enveloppe budgétaire définie.

A ce stade, nous avons alors conçu les appartements eux-mêmes avec les villageois, en animant des groupes de travail par type : ceux qui allaient occuper un T2 ont travaillé sur le T2 type, idem pour les T3, T4 et T5. Cela donnait donc a priori un T2 identique pour tous, de même pour les autres types. A ce moment là, on ne sait pas encore qui habite où, à quel étage. Mais nous avions les plans pour chiffrer le tout, déposer un permis de construire, calculer un prix. Et nous constatons alors que l’ensemble du projet est trop cher.

Le tout a pris plus d’un an, deux fois plus que sur un projet classique.

 

Que faire alors, comment réduire les coûts, que retirer ?

Nous entrons dans une phase de six mois difficiles avec des choix stratégiques à faire : les balcons on été conservés mais la ventilation double flux a été supprimée. Nous avons par ailleurs renoncé à certains matériaux, comme la laine de bois en isolation. Mais nous avons conservé nos menuiseries bois, qui ont failli passer en pvc. Et nous avons du laisser une part significative du chantier à l’auto-finition  par les villageois eux-mêmes : pose du carrelage, des parquets, peinture… Certains ont accepté de faire les finitions eux-mêmes, d’autres ont choisi de payer plus cher à titre individuel. Et nous sommes finalement rentrés dans les clous !

 

Les modèles du T2 au T5 sont maintenant définis, que se passe-t-il alors pour chaque famille ?

C’est le moment où nous architectes apprenons qui va habiter où ! La répartition des logements a été décidée au sein du VV, sans nous. Nous rencontrons donc ensuite chaque famille séparément, pour travailler sur les modifications de chaque logement par rapport au modèle initial : ajouter une vitre à une porte, décaler une cloison, prévoir une cuisine ouverte sur le salon, choisir du carrelage plutôt que du parquet… C’est la phase d’adaptation au cas par cas. Nous mettons à jour tous les plans, entre septembre 2011 et février 2012 alors que le chantier a démarré en septembre. Et ces plans sont transmissibles aux entreprises de la construction en février. Finalement, il n’y a donc pas deux logements identiques.

La particularité de cette phase, c’est qu’on n’est plus dans les prises de décision collectives, pour lesquels le VV est très bien organisé. Notre équipe doit alors faire face à des demandes individuelles. Nous architectes modifions les plans pour chaque famille, puis nous remettons l’ensemble des plans modifiés à la coopérative. Mais le collectif n’est pas habitué à intégrer des spécificités pour chaque famille, chaque logement. Or certains villageois, à titre individuel, avaient pris quelques libertés avec les choix collectifs : l’un avait changé le four de place, un autre avait choisi un receveur de douche différent du collectif… Quand le groupe a découvert cette première synthèse, avec les initiatives personnelles des futurs voisins,  cela a suscité de nouvelles idées d’aménagements à chacun, en s’inspirant des choix des autres…

Et il a donc fallu refaire le travail  une seconde fois !

 

Les choix des « villageois » étaient-ils en adéquation avec ceux que vous auriez faits en tant que professionnel ?

Non, pas toujours. On a par exemple un plan de T5 que nous n’aurions jamais dessiné et proposé. Le logement étant relativement petit, en pignon sur trois façades, nord, est et sud, nous avions imaginé mettre séjour et cuisine en façade sud et les chambres en nord et est. Mais les villageois ont voulu un séjour traversant nord-sud qui occupe tout le pignon est, avec par conséquent deux chambres au sud et deux au nord. Cela donne des chambres très similaires en termes de plan, mais radicalement différentes en exposition. Le séjour est tout en longueur, 10 mètres sur 3m50 de large, mais avec une triple orientation. C’est étrange de notre point de vue.

C’est un point important sur un tel projet : à nous d’accepter de perdre un peu de notre pouvoir de conception. Nous avons finalement dessiné quelque chose qui ne nous convenait pas à titre personnel ; mais nous ne dessinons pas pour nous ! Nous avons argumenté, nous avons montré des alternatives, mais les futurs occupants ont maintenu leur position initiale.

 

Plus généralement, quelles sont les spécificités de la relation à un groupe d’habitat coopératif ?

Le point le plus marquant, c’est l’impact sur la temporalité du projet : les temps de validation sont longs, les questionnements sont très nombreux. Les habitants ont besoin de savoir et de comprendre avant de valider une proposition architecturale. Une démarche pédagogique est donc indispensable, presque de professeur à élève, à condition qu’une confiance complète s’installe. Nous ne devons pas asséner des vérités, les villageois ne sont pas là pour écouter la bonne parole mais pour comprendre, pour ensuite pouvoir se projeter dans la vie du futur bâtiment. Il s’agit aussi de donner du sens à la future construction et du coup à l’investissement personnel (affectif, temporel, financier) de chacun.

En parallèle de nos discussions, les villageois se sont informés, sont allés chercher des arguments contredisant les nôtres. C’est presque une défiance qui émerge à ce moment là, parce que nous sommes « sachants » et eux pas. Ne serions-nous pas en train de leur imposer nos vues ? Quand ils découvrent des sites Internet qui expliquent tous les intérêts de la ventilation double flux, ça devient difficile d’expliquer que ce n’est pas l’idéal dans notre cas, pour des raisons économiques : l’arbitrage devient une montagne à franchir ! Nous connaissons ce type d’enjeu dans l’habitat individuel : une famille veut faire construire le rêve d’une vie, puis doit trouver le bon compromis entre ce rêve et la réalité économique. Là, nous avons vécu la même chose à l’échelle d’un groupe, avec le même type de frustrations à gérer et digérer. Dans le cas du double flux, il a fallu plusieurs semaines pour faire passer l’idée qu’il existait une solution énergétiquement équivalente, économiquement plus intéressante, sans difficulté d’entretien.

Sur le plan humain, nous avons construit des relations extraordinaires avec certains, avec une grande confiance réciproque. Et l’aboutissement est très fort : on a donné beaucoup de temps, exploré toutes les pistes possibles, on s’est investi comme jamais… parce que le groupe nous a posé beaucoup de questions. On a même testé jusqu’au bout l’idée de faire des wc secs pour tout l’immeuble… mais les villageois y ont renoncé.

 

Est-ce difficile d’être le réceptacle des frustrations du groupe que vous avez évoquées ?

Là encore, il faut considérer deux temps très différents, la conception puis le chantier. Lors de la conception, nous sommes les « sachants » et nous donnons au groupe les moyens d’y croire. Mais petit à petit certaines personnes du groupe acquièrent de la connaissance, une plus grande compréhension, et accumulent le savoir et l’histoire du projet, en travaillant avec nous tous les 15 jours. Le travail de ce comité réduit est rapporté au grand groupe, qui valide les décisions. Il y a un travail de pédagogie laborieux, mais nous n’avons pas connu de couac.

Mais quand arrive le chantier, on passe de quelque chose d’abstrait, sur plan, à un bâtiment qui se construit. La temporalité change radicalement. Le temps d’explication, de ré-explication et de démonstration qu’on prenait en phase conception n’existe plus ! Les entreprises ont des délais à tenir, des impératifs techniques. On ne peut plus hésiter, revenir sur une décision de la semaine précédente. Du coup, le membre du groupe qui fait l’interface entre le VV et les architectes devient moteur : chaque semaine, il doit relayer des informationss et des questions vers le groupe et faire remonter les réponses. Il y a alors une pression terrible sur le groupe, or il n’est pas organisé pour réagir vite. Ce n’est d’ailleurs pas organisable : ils n’ont jamais fonctionné comme ça, la décision doit être toujours collective, et qui plus est le résultat systématique d’un consensus. Le référent se fait donc pressant auprès de groupe, et finit par devoir valider des décisions qui ne sont pas complètement « déblayées » au sein du groupe. Donc les défiances ou les frustrations au sein du groupe se reportent sur ce référent.

C’est pour moi un sujet de questionnement : en phase chantier, avec des urgences successives, je ne sais pas toujours comment gérer la relation à un groupe qui fonctionne au consensus systématique. A mes yeux, le groupe doit nécessairement déléguer une compétence à une ou plusieurs personnes référentes (pas plus de trois) pour pouvoir gérer le chantier, notamment les relations avec la vingtaine d’entreprises intervenantes sur un tel programme.

 

Finalement, pourquoi dépenser une telle énergie sur un projet de ce type, tellement hypothétique en termes de rentabilité économique pour votre agence ?

La réponse immédiate, c’est celle de l’innovation, en termes de montage et de conception : la conception en dialogue avec le futur occupant, on le fait toujours pour la maison individuelle, à petite échelle, mais comment s’y prendre avec un collectif ? Comment peut-on traduire une envie globale et collective dans un plan et un projet de construction ? En tant qu’architecte, j’étais fortement intéressée a explorer la relation de confiance à installer entre nous professionnels et un groupe de futurs usagers. Je voulais voir comment les dimensions individuelles allaient s’exprimer, comment travailler a la double échelle du singulier et du collectif. On n’a jamais l’occasion de pratiquer cela par ailleurs. Nous avons participé à une manière renouvelée de concevoir le logement.

J’aime aussi la dimension pédagogique : on parle d’architecture avec des gens qui au départ n’y connaissent rien. C’est un plaisir ! Au départ, ils veulent un logement, pas de l’architecture ! Mais chemin faisant on va explorer avec eux des questions d’architecture et d’urbanisme : je trouve cela très valorisant. On a laissé échapper une partie de notre pouvoir sur l’intérieur du logement, mais c’est un pouvoir très relatif : on voit tant de gens casser des cloisons ou changer des aménagements dès leur emménagement dans le logement qu’ils viennent d’acheter… On peut dire que nous perdons sur le dessin final, mais nous gagnons beaucoup sur la conception globale.

Aujourd’hui, Arbor & Sens est identifié par les pouvoirs publics et les bailleurs sociaux qui s’intéressent à l’habitat coopératif. Mais ce n’est pas le cas des groupes-projets d’habitat coopératif. Avec le VV, nous avons forgé une expérience et nous avons affiné notre perception de la faisabilité de tels projets. Pour limiter les phases de frustrations que nous avons évoquées, il me semble nécessaire de mettre en place une méthode de travail claire le plus en amont possible entre le groupe des futurs habitants et les architectes. Nous sommes au service de l’aboutissement du projet du groupe, mais pas de tous les désirs exprimés : nous sommes aussi porteurs des contraintes (contexte règlementaire, assurances, coûts…), nous avons un devoir de conseil, et le groupe doit être prêt à appréhender et à accepter cette dimension partenariale.

 

Propos recueillis par Denis Bernadet

Juillet 2012

 

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